Ce jour-là, ses voisins ont attaqué le commissariat. La police a répondu de façon barbare. Il y a eu des blessés et des interpellés et la nouvelle est devenue nationale. Quinze jours plus tard, si gracieusement, les mêmes qui avaient ordonné l’éviction – la justice et le gouvernement de la province – ont disposé que les appartements soient remis à ceux-là mêmes qu’ils avaient considérés des usurpateurs. Comme un dieu ancien acceptant un sacrifice humain. Histoire d’ajouter encore de l’absurde à la tragédie, ils ont posé comme condition à la remise des logements que les couples officialisent leur relation. La photo suivante, c’étaient de longues planches en bois soutenues par des tréteaux sur lesquelles pleuvait du riz. Comme on pouvait le prévoir, même les frères se sont mariés. Les gens ont besoin de vivre dans une maison. Toute cette histoire, son arbitraire, sa violence folle, le sacrifice d’Arias, l’absurdité criminelle des pouvoirs publics, m’a frappée avec beaucoup de force. Bien des années plus tard, au moins dix, j’ai commencé à écrire Romance de la Noire Blonde. Qui ne ressemble en rien, ou en presque rien, à l’histoire de Rubén Arias : son personnage principal n’est pas nécessairement pauvre. C’est une poète cocaïnomane qui, bien défoncée, s’immole quand la police s’apprête à évacuer un immeuble d’artistes squatteurs dans lequel elle se trouve par hasard. Parce qu’elle avait envie de continuer à sniffer de la coke et boire du whisky avec les gens qu’elle avait rencontrés lors d’un vernissage. Sans s’en rendre compte, sans même savoir ce qui s’est passé – c’est la gueule de bois la plus sombre de sa vie –, elle va se réveiller en étant une autre : elle n’a plus de visage, le feu l’a dévoré, et elle est devenue la leader presque sainte des artistes qu’elle a sauvés de l’évacuation. 

Le cas de Marita Verón m’a marquée d’une façon semblable. C’était une jeune femme de 23 ans qui avait une fille de 3 ans et une petite épicerie dans laquelle elle travaillait avec son mari. Un jour, le 3 avril 2002 – alors que tout le pays explosait –, elle est allée à l’hôpital et n’est plus jamais rentrée chez elle. Ni ailleurs. Tout indiquait qu’elle avait été enlevée et asservie par un réseau de traite des femmes. Sa mère, Susana Trimarco, a lancé une énorme enquête avec l’aide d’un ou deux policiers engagés dans la recherche de la vérité. Elle n’a jamais pu retrouver sa fille, mais elle est parvenue à sauver de nombreuses autres femmes et fillettes et à mettre en évidence l’existence d’un pouvoir mafieux ayant partie liée avec les puissances étatiques de sa province, celle de Tucumán. En 2011, une amie espagnole, l’écrivaine Cristina Fallarás, a lancé une maison d’édition numérique, sigueleyendo.com, et a invité 50 écrivains à réécrire 50 récits « pour enfants », ces sinistres classiques des frères Grimm ou Andersen que l’on adoucit un peu et qu’on accompagne d’illustrations plus ou moins naïves pour les lire aux gamins. 

Moi, j’ai eu droit à La Belle au bois dormant. Je me suis demandé pendant des jours que faire de ce conte dont la protagoniste est victime d’une malédiction, dans un lit, pendant cent ans. Je ne cessais de me le répéter : « victime d’une malédiction, dans un lit ». Jusqu’à ce que je sache. C’était une femme victime de la traite. Des années avant de me mettre à écrire, j’avais lu beaucoup de littérature sur le phénomène concentrationnaire : dans l’Allemagne nazi, évidemment, dans mon propre pays, plus évidemment encore. Ce n’est pas tout à fait la même chose, les bandes de trafiquants de femmes ne font pas partie de l’État, mais l’État encaisse d’une manière ou d’une autre des dividendes grâce à ces femmes torturées nuit et jour, dépourvues de la moindre autorité sur leurs corps ou leurs vies. Ainsi, pour écrire Tu as vu le visage de Dieu, j’ai pu compter sur l’aide de Primo Levi. Et sur celle des témoignages du Nunca Más argentin, le livre de témoignages des séquestrés disparus qui sont réapparus en vie après l’atroce dernière dictature militaire argentine.

Une fois dit cela, il y a évidemment toutes les différences, toutes les distances : le processus d’écriture est un processus créatif, nous serons tous d’accord là-dessus, dans lequel ont une incidence de nombreuses choses différentes de l’impact produit par ces deux évènements sociaux tragiques. La littérature, comme n’importe quelle autre activité humaine, ne peut avoir lieu hors de l’Histoire. Mais elle ne lui doit aucune fidélité. La langue, quand on ne l’utilise pas dans un but instrumental, a ses propres plaisirs, ses projets, ses résonances, une charge collective possédant même la grâce de reléguer l’auteur au second plan. Un mot en appelle un autre pour créer, parfois, des enchaînements logiques sur lesquels l’auteur peut se déclarer souverain. Mais, parfois, non. Un mot en appelle un autre également pour des raisons phonétiques ou des associations difficiles à expliquer, lesquelles éclairent des sens et des non-sens qui ne seraient jamais venus à l’esprit de l’auteur. C’est pour ça que lire et écrire est si beau. Parce que ce n’est absolument pas contrôlé, parce qu’il y a quelque chose de personnel et beaucoup de tout le monde dans le processus. Parce que lorsqu’on parvient à la concentration suffisante, c’est un acte de liberté qui va jusqu’à nous libérer nous-même. Dans ces deux livres, par exemple, deux métriques se sont imposées à moi. Dans Tu as vu le visage de Dieu, l’octosyllabe : c’était insupportable d’écrire ce texte sans être accompagnée. Et la musique de la métrique la plus populaire de toutes les littératures populaires en castillan n’est pas seulement la compagnie de multitudes, c’est aussi une direction et une certaine forme de sens. Dans Romance de la Noire Blonde, l’octosyllabe et l’endécasyllabe m’ont bercée et m’ont fait voir et imaginer des choses qui ne sont pas miennes. Ils m’ont fait rire et chanter.

Espérons que cela aura le même effet sur vous, chers lecteurs.

Et espérons qu’il pleuvra beaucoup et fortement.