Les autorités ont tenté de minimiser ce qui se passe à Ciudad Juárez pour détourner l’attention de l’opinion publique de la violence généralisée de type misogyne qui ravage le pays tout entier et à laquelle elles ne se soucient pas de mettre un terme.
En 2006, 22 femmes ont été tuées à Ciudad Juárez. En 2007, ce chiffre s’élève au moins à 14. Nuestras Hijas de Regreso a Casa, association locale créée par des proches des victimes, est persuadée que malgré les chiffres alarmants (près de 500 mortes depuis 1993), « rien n’a été mis en œuvre pour résoudre ces meurtres ». Ces derniers mois, l’Union européenne et Amnesty International ont réitéré leurs plaintes à ce propos auprès du gouvernement mexicain.
Certains des acteurs de ces crimes contre l’humanité occupent des postes dans l’administration et échappent aux interrogatoires. D’autres personnes, qui devenaient gênantes pour les sphères du pouvoir mêlées à ces meurtres, ont été assassinées.
Ce fut le cas, en 2006, de l’avocat Sergio Dante Almaraz, qui défendait des hommes injustement accusés. La même année, Abdel Latif Sharif Sharif, un innocent qui avait passé près de dix ans en prison, a trouvé la mort dans des conditions suspectes après avoir été isolé dans un quartier de haute sécurité, torturé, contraint de prendre des médicaments. On l’accusait d’avoir tué plusieurs femmes mais rien n’a jamais été prouvé contre lui. Il est décédé à l’infirmerie de la prison un jour avant qu’un juge décide de le faire libérer.
Les autorités inventent des coupables, comme David Meza, qui a été emprisonné et torturé pendant deux ans, accusé à tort d’avoir tué sa cousine, Neyra Azucena Cervantes, avant d’être libéré. Elles organisent aussi des mises en scène et maquillent les faits (citons à titre d’exemple l’affaire des 8 corps dits des « champs de coton », en 2001).
La Fédération internationale des journalistes considère le Mexique comme le pays le plus dangereux d’Amérique latine pour qui cherche à enquêter sur les crimes et la corruption et risque ainsi de mettre en cause l’administration ou les acteurs du monde économique. En 2006, 10 journalistes ont été assassinés.
Pour mieux comprendre le climat dans lequel ces meurtres sont perpétrés, il faut se rappeler qu’une grande partie des délits commis chaque année au Mexique sont liés au trafic de drogue.
La guerre actuelle de l’État mexicain contre divers groupes de trafiquants n’est pas près de finir. Les autorités ont protégé pendant des années le cartel de Juárez et poursuivi d’autres organisations de malfaiteurs. Les délinquants se battent pour garder leur hégémonie et n’hésitent pas pour ce faire à corrompre des fonctionnaires, des policiers, des politiciens, des chefs d’entreprise et même des ecclésiastiques.
Durant sa campagne pour accéder à la présidence en 2006, Felipe Calderón Hinojosa, actuel président du Mexique, a affirmé sa volonté de « résoudre les crimes contre les femmes à Ciudad Juárez » en bénéficiant de l’aide du gouvernement nord-américain et d’organisations internationales. En visite officielle en Italie en 2007, il s’est à nouveau engagé sur ce thème devant un groupe de législatrices italiennes. Des actions sont en cours.
Des os dans le désert traite d’une tragédie qui dépasse largement les frontières du Mexique. Il est indispensable que l’attention internationale se concentre sur cette affaire.
Le 2 mai 2005, Edith Aranda Longoria, âgée de 22 ans, disparaissait pendant qu’elle se promenait dans le centre de Ciudad Juárez. Aujourd’hui, on ne sait toujours pas ce qui lui est arrivé. Le même jour, Airis Estrella Enríquez Pando était kidnappée dans une rue, près de chez elle. Son corps a été retrouvé le 15 mai dans un container en plastique rempli de ciment. Âgée de 7 ans, elle avait subi des agressions sexuelles et des mutilations.
Le 6 mai, Anahí Orozco Lorenzo a été agressée sexuellement chez elle. Elle est morte asphyxiée, puis sa maison a été incendiée. Les autorités ont immédiatement arrêté et inculpé un individu qui a nié les faits. La victime était âgée de 10 ans.
Le rapport d’un groupe d’experts de l’ONU venus travailler à la frontière à l’automne 2003 fait état d’un « total de 328 femmes assassinées à Ciudad Juárez de 1993 à 2003, 86 de ces homicides dolosifs ayant été accompagnés de violences sexuelles ». En 2005, une étude académique du Colegio de la Frontera Norte (Collège de la frontière nord) pour l’Instituto Nacional de las Mujeres (Institut national des femmes) porte le chiffre des victimes de crimes à caractère sexuel à 142.
Nous sommes confrontés à ce que certains spécialistes qualifient de crimes en série, qui demeurent impunis. Le rapport de l’ONU déplore « l’incapacité relative de l’État à élucider correctement ces affaires ». Quelle est la véritable cause de cette inaptitude ? On sait que des gens influents se cachent derrière ces meurtres.
Au fil des ans, le gouvernement mexicain a protégé les assassins et ceux qui les finançaient chaque fois que cela s’est avéré nécessaire. Des os dans le désert en apporte les preuves.
Les autorités de l’État de Chihuahua, tenues en vertu de la loi d’analyser les faits, ont mis sur pied un théâtre de simulations permanent. Avec la complicité de juges locaux, elles ont inventé des coupables pour « élucider » ces affaires de meurtres sans mener d’enquêtes.
Ces autorités ont également harcelé les organisations locales qui défendent les victimes contre la violence extrême ayant cours à Ciudad Juárez. C’est le cas de l’Association Nuestras Hijas de Regreso a Casa (« Nos filles de retour à la maison »), qui adopte depuis 2002 une attitude critique ayant de fortes répercussions au niveau international et exige que justice soit rendue aux victimes. Le gouvernement fédéral n’est pas intervenu pour limiter ces abus.
Les avocats, universitaires, étudiants, fonctionnaires, citoyens ou journalistes qui critiquent les versions officielles ont subi le même genre de pressions.
Ces dernières années, le Mexique a connu la pire crise institutionnelle de toute son histoire contemporaine. L’échec des institutions est dû à la corruption généralisée, en particulier celle générée par les accords entre les pouvoirs publics et les trafiquants de drogue, qui datent du début des années 1980.
Le gouvernement de « transition » de Vicente Fox Quesada, du Parti d’action nationale (PAN), avait annoncé la fin des grands cartels de drogue au Mexique. Il a en vérité poursuivi plusieurs groupes de délinquants sans que cela affecte l’activité du plus important de tous : le cartel de Juárez. À compter de 2003, cette politique s’est soldée par une vague de violence contre le gouvernement de la part des criminels, et par des vengeances clandestines dans la totalité du pays.
Dans les années 1990, la délinquance et le crime organisé se sont accrus, leurs forfaits étant étroitement mêlés à la violence exercée traditionnellement par les hommes contre les femmes. En outre, le trafic de drogue s’est érigé sur une structure patriarcale et « caciquiste » dont l’action se fonde sur l’usage quotidien d’une violence qui n’épargne ni les femmes, ni les enfants.
En dix ans, le Mexique a cessé d’être un pays où transitaient les stupéfiants pour devenir un territoire de consommation croissante de drogues dures. En conséquence, les institutions gouvernementales se sont affaiblies au point de tourner le dos à l’État de droit.
Le désir d’une « transition » douce vers la démocratie s’est effrité, et la soi-disant réussite du processus prônant une conception de la politique comme un ensemble de mesures et de réformes législatives, impraticable en raison du fort taux de corruption du système judiciaire, a prouvé sa fragilité face à la barbarie cachée derrière des élections partiellement surveillées et l’alternance de partis au pouvoir. Les actions gouvernementales tendent donc à reproduire les vices et l’inertie qui existaient par le passé.
L’absence d’un gouvernement digne de ce nom et la « para-légalité » (ensemble de pratiques oscillant entre la légalité et l’illégalité étalées aux yeux de tous) apparaissent comme les emblèmes d’une fausse démocratie où le trafic de drogue est un facteur inhérent au système politique et non pas externe, ainsi qu’on a tendance à le dire ou à le croire.
Pour sa part, le Bureau du procureur général fédéral, organe de la justice fédérale, a refusé de se livrer à des recherches approfondies sur les meurtres de femmes à Ciudad Juárez, qu’il considère comme de simples délits de droit commun et de nature locale dérivés de la violence domestique, ou comme des « crimes passionnels », ainsi que les définissent les autorités de l’État de Chihuahua. Il n’a accepté de collaborer qu’en prêtant une assistance technico-juridique au motif que ces crimes étaient du ressort du gouvernement de l’État (bien que ce dernier ait déjà démontré son incompétence réelle et formelle et qu’il existe un fort taux de délits connexes de type fédéral).
À Ciudad Juárez, les victimes d’homicides d’une extrême violence sont l’objet de crimes contre l’humanité. En plus d’avoir souffert du racisme, de la discrimination sociale et de la haine contre les femmes, les victimes ont été violées, délit que la Cour pénale internationale assimile à la torture.
Même sous cet angle, le gouvernement n’a pas réagi de manière appropriée. Il est pourtant censé suivre les ordonnances internationales en la matière. Or, il s’est révélé incapable de respecter les accords conclus avec l’ONU et de réduire le taux d’agressions violant les droits de l’homme.
La frontière mexicaine du côté de Ciudad Juárez serait l’un des endroits les plus dangereux du monde pour les femmes. Elle fait en tout cas partie des lieux les plus périlleux du Mexique et des États-Unis. En l’an 2000, le taux d’homicides féminins y était de 5,8 fois supérieur à ceux relevés dans le monde entier.
Afin d’enjoliver la « mauvaise image » de cette frontière, un groupe de chefs d’entreprises locales a élaboré un « plan stratégique de Juárez » sur les conseils de la société espagnole Socintec. En plus d’améliorer l’infrastructure urbaine, ce projet vise entre autres choses à présenter un travail « de marketing et d’image de la ville ». Lorsque la réalité importe moins que l’apparence, on cherche à cacher l’indicible.
La grande ville frontalière de Ciudad Juárez concentre un mal expansif.
Les meurtres de femmes en série sont directement liés au trafic de drogue local et à son immense pouvoir corrupteur, économique et politique, qui pratique le blanchiment d’argent, industrie annexe à son activité principale. En 2003, 24 000 millions de dollars liés à des opérations illicites ont été transférés au Mexique.
Les autorités fédérales et de l’État de Chihuahua ont dissimulé ces faits sur lesquels divers particuliers et fonctionnaires nord-américains disposent cependant de preuves évidentes étayées par des renseignements, des témoignages, des indices précis démontrant l’existence d’associations délictueuses et d’une délinquance organisée à très haut niveau.
La centaine de meurtres de femmes d’une extrême violence sexuelle relevée à Ciudad Juárez par des experts, ainsi que le demi-millier de disparues ces dernières années selon Amnesty International (alors que la Commission nationale des droits de l’homme ne relève que 4 000 dépôts de plainte à Ciudad Juárez), démontrent clairement qu’il s’agit là de crimes contre l’humanité.
En 2003, 24 femmes au moins ont été assassinées à Ciudad Juárez, contre 21 en 2004. Si l’on a découvert moins de corps ces dernières années, on craint que les assassins aient désormais recours à des méthodes spéciales pour se débarrasser des cadavres de leurs victimes (en les dépeçant ou en les donnant en pâture à des porcs dans un ranch, comme le spécifie le rapport d’un fonctionnaire du FBI à El Paso, Texas).
Beaucoup de personnes ayant mis en doute l’efficacité du gouvernement ont reçu des menaces de mort ou d’enlèvement si elles ne changeaient pas d’attitude ou s’obstinaient à enquêter sur les faits. Tel a été mon cas.
La partie descriptive de ce livre est essentielle en tant que méthode d’exposition des faits dans un cadre juridique, comme le démontre le juriste espagnol José Calvo dans son ouvrage Derecho y narración, quand il qualifie la narration de « forme de raisonnement cruciale », car, « … et José Ortega y Gasset l’a dit avant moi, la narration est une forme de la raison au sens le plus superlatif du mot – une forme de la raison qui se place à côté et en face de la raison physique, mathématique et logique – […] Elle ne consiste ni à induire, ni à déduire, mais simplement à narrer, et constitue la seule façon possible de comprendre les réalités humaines ». José Calvo ajoute même « qu’il faudrait la considérer comme un modèle d’argumentation éthique et morale car, ainsi que cela a été souligné il n’y a pas si longtemps, un argument implique autant de raisonnement logique qu’une structure narrative ».
Tel est le sens littéraire que se propose de suivre Des os dans le désert. Chaque description fait partie du tout et la chronique alterne avec l’essai. Le témoignage des victimes ou des témoins fonde l’analyse ; l’intuition ou le fait cherche à se transformer en un outil de réflexion visant à comprendre une forme de littérature où le réel est tragique.
Cet ouvrage s’appuie sur les réflexions du roman Des villes dans la plaine, de Cormac McCarthy, lorsqu’il qualifie la faille frontalière entre les États-Unis et Ciudad Juárez de lieu où « la probabilité du réel est absolue. Que nous n’ayons pas le pouvoir de le deviner par avance ne le rend pas moins certain. Que l’on puisse imaginer différents parcours possibles ne signifie absolument rien… »
Ou très peu de chose, pourrait-on ajouter sans commettre d’exagération relevant de l’absurde. Peut-être assez pour savoir que, malgré tout, la littérature doit persister dans sa calligraphie des rêves et des désirs, qui lutte pour contrecarrer la fatalité ou simplement la relater.
Au Mexique, il est très dangereux d’enquêter sur les liens qui unissent le pouvoir politique et le crime organisé, mais pas autant que d’être une femme vivant dans une société où, jour après jour, elle découvre combien son visage tend à multiplier ailleurs la désolation de Ciudad Juárez.
Lege rubrum si vis intelligere nigram. (Lis ce qui est écrit en rouge si tu veux comprendre ce qui est écrit en noir.)
Proverbe européen du xve siècle
« On pourrait donc admettre qu’il existe une charte constitutionnelle occulte dont le premier article stipule que « la sécurité du pouvoir se fonde sur l’insécurité des citoyens ».
— De tous les citoyens, en effet : y compris de ceux qui, répandant l’insécurité, se croient en sûreté… Et cela, c’est la stupidité dont je parlais.
— Nous nous trouvons donc à l’intérieur d’une sotie… »
Leonardo Sciascia, Le Chevalier et la Mort
Dans le Mexique du début du xxie siècle, pour 9 hommes victimes d’homicides dolosifs, une femme est assassinée. À Ciudad Juárez (Chihuahua), à la frontière nord avec les États-Unis, ce chiffre s’élève à 4.
Selon les autorités, 80 % des 500 meurtres de femmes commis à Ciudad Juárez ces quatorze dernières années ont été résolus.
Quant aux coupables, ils seraient en prison.
Les autorités estiment que le battage et la curiosité de la presse nationale et internationale sont exagérés et inexplicables, de même que les plaintes incessantes déposées par les organisations locales depuis 1993.
Mais les critères officiels ont de quoi être mis en doute.
L’effet décisif des actions et des omissions des autorités doit être souligné, car celles-ci s’avèrent incapables de faire respecter la loi ou de rendre justice. Il nous faut aussi parler de l’échec des promesses de changement au Mexique, du fossé entre l’apparence de ce pays et sa réalité, de son irrespect extrême des droits de l’homme.
Cet ouvrage mêle de nombreux documents et témoignages sur un fait qui se situe à la limite de la délinquance et de l’assassinat de femmes. De tous ces crimes, une centaine de meurtres en série ressort, une orgie sacrificielle d’aspect misogyne patronnée par les autorités, dont les auteurs seraient en liberté, à l’ombre d’une pyramide corrompue qui trouverait sa base dans l’inefficacité policière et les délits quasiment tous restés impunis.
Au-delà des chiffres, ces crimes mettent en avant deux faits de gravité similaire pour le présent et le futur : l’inattention ou l’amnésie globale face à un phénomène extrême de nature anarchique, et le réflexe visant à normaliser la barbarie dans les sociétés contemporaines.
Telles sont les clés permettant de comprendre et de résoudre correctement les homicides. En cet instant précis, peut-être qu’un autre crime de ce genre est commis.