La piste suivie par Enrique Peña Nieto et son procureur général, tirée par les cheveux et jamais acceptée, ni par les familles ni par le bon sens, veillait à en cacher une autre.
En 2015, très peu de temps après l’assassinat, Sergio González Rodríguez mène l’enquête, la vérité est alors, au singulier, montée en épingle comme un gros mot sacré et Amnesty International n’a pas sorti son rapport : pourtant, lui, il sait. Il s’agit d’avoir le courage de dire ce que personne ne veut ou ne peut dire. Ce que personne, huit ans plus tard, dans le rapport d’Amnesty International, ne dit encore.
Sergio González Rodríguez, qui a précédemment enquêté sur les milliers de féminicides de Ciudad Juárez, fait le portrait, face après face et éléments après éléments, des acteurs et des circonstances. L’État de Guerrero, les écoles normales, les étudiants marxistes et leur tentation de chaos révolutionnaire, les différents corps de police, le pouvoir national, fédéral, municipal, les bandes criminelles, la corruption, les accords entre pays, le libre-échange entre le Mexique et les États-Unis ; la pauvreté consécutive, l’exil, les disparitions, la production de drogue dans l’état de Guerrero, la DEA, la CIA.
Dire qu’en août 2022, le rapport rendu public par la Commission pour la vérité et l’accès à la justice, créée par le gouvernement du nouveau président, López Obrador, a conclu que la disparition forcée des 43 étudiants de l’École normale d’Ayotzinapa a bel et bien été un crime d’État.
Chez Sergio González Rodríguez, soudain, un agent du renseignement parle, il est analyste en renseignements et faits militaires et affirme que ces territoires-là sont inscrits dans un nouveau type de guerre civile. Qu’il s’agit d’insurrection et de contre-insurrection. On sait les moyens que s’est donnée la stratégie, ou la doctrine, de la contre-insurrection. Elle a été pensée la première fois pour l’Algérie, par l’armée française. Elle a servi dans le monde entier. Le journaliste oriente l’analyse selon les conseils de sa source. Dont il tait le nom et les circonstances de la confidence.
Comment faire pour toucher le réel sans l’écraser sous les coups de massue d’une vérité sans preuve ? Sans l’effacer dans le brouillard d’une contre-enquête empêchée de nommer ? C’est une question éthique, une question à tiroirs, elle ne fera pas l’impasse sur l’esthétique, sur la dimension littéraire.
Comment fait-il, Sergio González Rodríguez ? Il met chaque acteur à sa place, le fait tourner sur lui-même, l’étudie sous tous les angles, puis nous le soumet : à nous de jouer. Le livre s’ouvre sur la nécessité de dire alors qu’on voudrait tellement s’en passer. Le livre s’achève sur l’histoire de l’amie de Sergio, Claudia, tuée parce qu’elle en savait trop. Sur le désir de savoir qui peut porter la mort. Crier est un pouvoir et savoir tue. Entre les deux, une série d’hypothèses que le lecteur fera, après avoir vu ce que Sergio González Rodríguez, quand il est à son bureau et ferme les yeux, au milieu des documents, enregistrements, témoignages, photos, souvenirs personnels et petites musiques, voit aussi : les pièces possibles du puzzle. Leur agencement.
Comment fait-il Sergio González Rodríguez ? Il répond lui-même à la question : de la patience, du temps et de l’air. C’est de l’art, dit-il, qu’une investigation ; un art rationnel, logique, critique, intuitif, pratique, expérimental et ouvert au temps. L’art d’un exercice rationnel : tout mettre en doute, et finir par avoir sous les yeux ce qui s’est passé, à force de tâtonnements. On ne sait pas mais, par expérience et intuition, on sait que ce qu’on ne sait pas est pris dans un cadre préexistant (l’État de Guerrero, ses violences préexistantes, ses complexités), que lui, on connaît.
J’aurais préféré éviter de le faire, mais cela s’est révélé impossible. Le mensonge ou l’hypocrisie qui sont ce que pratique le mieux le gouvernement d’Enrique Peña Nieto, les « belles formes » de la littérature les véhiculent aussi. Alors, contre les belles formes, ne pas hésiter. Quitter la tiédeur, la mesure. L’hypothèse est la suivante : le massacre d’Iguala a été une opération-nettoyage opérée par des militaires et paramilitaires formés par les États-Unis. Le crime était presque parfait. L’enquête finira par le reconnaître : parmi les 43, il y avait au moins un soldat en exercice, infiltré. L’armée cherchait à relier les étudiants à la guérilla d’extrême gauche. Les sources du gouvernement mexicain parlent (à voix basse) des agents de la CIA et du FBI présents sur les lieux.
Comment fait-il, Sergio González Rodríguez, qui fuit « les belles formes », pour nous procurer, pourtant, un tel plaisir de lecture ? Il dit ce qu’il fait. Il montre ce qu’il a sur son bureau. Il a lu les poètes, il s’en souvient. Il montre des tableaux. Ceux de Daniel Lezama. Les corps nus d’un Mexique écorché. Il laisse monter les rumeurs. Celle de la désespérance. Il ne peut pas dormir, il le dit. Il sait que la catastrophe est déjà venue, et qu’on l’attend encore. Il voit le cosmos atteint, qui souffre ici et sur d’autres continents, de la disparition de gamins que leurs parents attendent encore et toujours. Des parents dont la foi grandira au fur et à mesure qu’on les torturera de mensonges. Il se souvient. De son frère et du rock, des groupes punks. De l’énergie d’une jeunesse invincible. Il se souvient de sa cousine Lucila qui a attendu son fils toute une vie. Il se souvient des ondes du musée de Bilbao : tout un coup, un lieu de culture produit une forme d’électricité qui va transformer, à partir du cœur, la ville. Nous sommes devant quelque chose qui fait trembler. Nous sommes dans le tremblement. Et puis, il voit, Sergio González Rodríguez. Il voit la scène. Il nous la donne. La scène traumatique, l’absente de l’enquête, autour de laquelle tout tourne.
C’est la nuit. C’est la nuit d’Iguala. Les rues irrégulières, l’odeur de graisse frite accrochée aux murs, les moteurs, l’acier, tout se reflète derrière les yeux fermés, les lignes se dessinent, les armes et la chair traversée, la fuite éperdue des gosses, ceux-ci basculent dans la flaque et la boue, à genoux, et soudain, alors que les enfants, les 43, vont mourir, sortent de leurs tombent les cadavres secrets, cachés, tous ceux du temps passé et du temps futur, les invisibles, ceux qu’on tue et nie, ceux qu’on brûle et couvre de chaux, ceux qu’on oublie. Ils prient, crient, supplient – chantent peut-être.
Dans le texte de Sergio González Rodríguez, il y a cette phrase, elle peut passer inaperçue, elle arrive au tout début du livre, dans le premier chapitre, Confession. Cette histoire, dit le reporter, se passe aujourd’hui ailleurs dans le monde, la même, et nous refusons de le voir. Si quelqu’un le nie, en doute, je le mets au défi : qu’il lise ce livre en entier.
Sergio González Rodríguez, qui a mené l’enquête au Guerrero, le savait : aux portes de l’Europe, déjà l’histoire avait commencé. Huit ans après, elle a pris de l’ampleur. C’est par groupes de cent, de mille, que meurent et disparaissent, chaque mois, des gamins. Ils fuient, avec leur famille parfois, les accords de libre-échange, l’exploitation des terres, ces histoires de domination passée dont on ne se sort pas, la pauvreté, l’absence d’espérance, l’enfermement. Ils fuient l’impossibilité de fuir. Tous partent de Tunisie, d’Algérie, du Maroc, de Turquie, de Libye, d’Égypte et du Liban. Ils viennent d’Afrique de l’Ouest, de la corne de l’Afrique, du Moyen-Orient et du Maghreb. La mer ou l’océan les efface. Éternellement, exactement comme dans l’histoire des 43 d’Iguala, exactement comme la cousine de Sergio González Rodríguez, les parents de ces jeunes dont les mers gardent les os, attendent leur retour. Ne croient pas aux versions officielles de ceux qui, alors même qu’ils donnent des leçons de morale et de civilisation, ont provoqué leur disparition. Au Mexique, on annonce lutter contre les bandes criminelles : on les appuie et protège pour en retirer des bénéfices, qu’ils soient politiques ou pécuniaires. Le FBI, le DEA se servent, en les manipulant ou infiltrant, des cartels pour imposer largement les objectifs de la politique des Etats-Unis. C’est au chapitre 8, Le jeu derrière le jeu, que Sergio González Rodríguez l’explique. En Europe aussi, aujourd’hui, le jeu est double : l’illégalisation des frontières créé de toute pièce une situation criminelle, qu’on appelle trafic humain, ou traite, contre laquelle on annonce lutter alors qu’on en retire des bénéfices en série : pécuniaires (la rétention et le contrôle demandent des outils), politiques (le racisme fera diversion devant les réformes néolibérales et porteuses d’une toujours plus grande pauvreté) et bien sûr morales, puisqu’on se garde, dans la lutte contre « les passeurs », le joli rôle.
Jeunes adultes et enfants, meurent, disparaissent sans trace.
Des corps pourrissent sur les plages de Libye, de Tunisie.
On ne donne à personne la permission de les reconnaître : on craint les émeutes.
Des corps arrivent parfois sur les rivages d’Espagne, ils ne sont pas identifiables.
Les morgues d’Espagne sont pleines ; les juges donnent l’ordre d’inhumer sans identifier.
Les familles, de l’autre côté des mers, ne croient pas à la mort. Ils sont partis vivants, rendez-nous les vivants, disent-ils en substance. Ils croient à la disparition forcée. Nos enfants sont dans des prisons secrètes. Nos enfants sont séquestrés par Frontex.
Les familles ne croient pas à l’inhumation. Puis soudain, ça arrive comme ça, comme une grande vague de terreur, les familles tremblent devant une possible incinération des corps.
On brûle nos enfants, disent-ils.
Aux familles d’Iguala, le pouvoir a raconté la crémation de leurs enfants, pourtant impossible. Pendant l’enquête, pour en vérifier la faisabilité, on a brûlé des corps de cochons. Pour brûler autant de corps, a conclu l’enquête, il aurait fallu un crématoire. Le pouvoir aux familles a raconté tant de mensonges, les cendres impossibles de Cocula, les cendres jetées au fleuve, tant de mensonges appelés « vérité historique », que les familles n’ont fait que répéter : ils sont partis vivants, vivants rendez-nous les.
Arrêtons-nous avec Sergio González Rodríguez sur une image terrible. Celle de l’incinération possible des 43. Sur l’image que le pouvoir a donnée aux parents, comme pour les faire taire à force de brutalité. La personne effacée de la face de la terre, écrit l’auteur, assume un statut minéral, sans nom et sans mémoire.
Je garderai une autre image, ou plutôt un mouvement qu’une image. Le mouvement des frères et sœurs, des pères et mères de ceux, qui à Iguala comme aujourd’hui aux bords de l’Europe, ne s’arrêtent jamais : poursuivent une vérité complexe et contradictoire, cherchent les corps dans l’eau et dans le feu, gardent vivants et inscrits, minéraux, lumineux, dans le cosmos et au ciel, les noms et la mémoire des enfants.