« La politique d'immigration européenne créait des lieux de fiction : Dublin III, le règlement, enfermait les gens dans ces pays qu'après 2008 on s'était pris à appeler les PIGS. Il s'agissait des premiers pays d'entrée en Europe, ceux du Sud.
Plus encore que les premiers pays d'entrée, les îles, Lampedusa, les îles grecques, les Canaries, devenaient des prisons. Les déserts et les mers, des cimetières.
Pour ce premier volume d'observation de ce que font à nous-mêmes, au monde, aux liens, à nos liens, les empêchements de circuler, je suis allée à Lesbos, puis à Gran Canaria et à Tenerife.
Je suis aussi beaucoup restée à la frontière qui est la mienne, entre Espagne et France, au Pays Basque. Il y avait de quoi faire.
Nous étions, en silence, devant une tragédie immense.
Des frères cherchaient des frères, des sœurs.
Des parents, des fils et filles.
Sans moyens adéquats, il me fallait mener l’enquête autour des mers et dans des villes inhospitalières. L’enquête multipliait les hypothèses. Une façon de faire l’histoire de ce phénomène muet de notre xxie siècle, la disparition de populations.
Je voyais l’immense fosse commune où tombaient les histoires, les familles. Les morts, et celles et ceux qui les attendront toujours.
J’ai cherché parfois sans espoir. J’ai cherché Makoko, que son frère pensait arrivée aux Canaries. Nous n’avons jamais eu de nouvelles de Makoko. J’ai cherché Alphonse, qui avait disparu d’une ville d’Europe. J’ai cherché de jeunes Algériens, disparus en mer d’Alborán. On parlait de prisons clandestines, souterraines, en Espagne, en Tunisie, les rumeurs grossissaient, comme elles le font en temps de guerre, tant la disparition est inimaginable.
Des survivants racontaient. Jusqu’où va le corps : dans le désert, les os sèchent, des trafiquants les collectent, en font des drogues bon marché. Les passants du désert, exploités jusqu’à l’os, on peut le dire ainsi. Enfin, je cherchais une petite fille.
Je ne savais pas que je me mettrais ainsi à chercher, effrénée, des enfants. C’est vrai. Pourtant, si je relis ce que j’écrivais au début, ce que j’écris depuis longtemps, ce que crient mes rêves : tout le temps, un enfant appelle au secours.
P.-S. :
Les personnes rencontrées, leur situation en Europe ne permet pas toujours de les inscrire nettement dans l’identité. Il faut dire que j’ai du mal avec l’inscription dans l’identité en général. Mon regard et ma voix (jamais effacés) se mêlent aux regards et aux voix des autres. Des « je » multiples, multipliés. Les personnes rencontrées ne se réduisent évidemment pas à ce que je dis ou vois d’elles. Certes, je les croise en un moment crucial, autour de questions cruciales, mais aucun moment ne rend compte de la longueur et de la complexité des chemins. Enfin, si les géographies sont des sortes de fictions politiques, les personnages peuvent l’être aussi, et c’est joyeux. Nous sommes du parti des silhouettes. J’ai conservé les prénoms des personnes à qui j’ai demandé si elles étaient d’accord pour figurer dans ce texte. J’ai transformé les autres. Je l’annonce, dans le texte ou en note, mais rien n’est systématique. Il y a un hasard de la rencontre, dans le texte et la vie. Enfin, je tiens à ajouter que je me suis arrangée comme j’ai pu : hormis quelques entretiens en bonne et due forme (où je pose des questions et prends des notes), je n’ai écrit, à propos de quelqu’un, que dans les cas où je tentais de l’accompagner dans les méandres du dédale administratif qui était le sien à ce moment-là. Que ce soit avec succès, ou pas. Je ne fais pas de cette méthode une règle éthique générale, mais c’est ce qui m’a permis de ne pas me sentir en dette, ou prédatrice d’histoires.
LA MÉTAMORPHOSE
À Bayonne, dans un café, sur le pont de Behobia, à Artea, en Biscaye, à Bayonne, sur les bords de l’Adour, et de là : en Guinée, en Mauritanie, au Sahara occidental, à Tanger, à Nador, mais aussi en Afghanistan, en Allemagne, en Turquie. Et enfin, à Toulouse.
Avec : Moïse, Honoré, Thierno, Anastasia, Atikoula, Adama, Fatou.
Moïse, quinze ans, nous avions de jeunes connaissances communes, il était encore au Maroc quand nous nous sommes parlé, via Messenger. Honoré vit à Tanger et anime la page Facebook « La voie des migrants ». Nous avons, à distance, développé une forte amitié, fondée sur nos engagements communs. Anastasia a dormi dans la maison des bords du fleuve, Adama et Fatou aussi. Atikoula venait de Toulouse, affligé de Dublin, il faisait route dans un sens inhabituel à ce moment-là, France-Espagne, je l’accompagnais sur le pont.
Une table de café, on y chuchote, il fait froid dehors, le monde est emmitouflé. Novembre 2019. L’adolescent est arrivé de Guinée il y a deux ans, il n’a pas réussi à gagner ses papiers, ses copains oui, un dans le sud de la France, l’autre en Angleterre, après deux mois. Un à Créteil, un à Bruxelles, l’adolescent énumère des réussites qui lui font sentir son échec cuisant. Il évoque une solution au féminin : je peux aller jusqu’à cinquante ans.
Des bateaux de bois quittaient chaque jour la Mauritanie, la Gambie, le Sahara occidental, vers les îles Canaries. Des jours et des nuits de navigation sur l’océan. Vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts. La pluie tombait depuis des mois. Le vent se déchaînait.
La mort attendue est venue : cette phrase m’a réveillée. Avant la phrase, dans la nuit, quelqu’un criait. J’ai du sang dans la bouche, entre les coussins des poumons. C’est moi qui ai crié. Quelqu’un avec moi, quelqu’un en moi, un enfant. Un enfant en danger.
Deux ponts traversent la Bidassoa et la frontière. Depuis quelques années, voici la route des aventuriers marocains, ou espagnols, par opposition aux libyens (italiens). Les prénoms, ici, se succédaient. En novembre 2019, nous prévenions : au pire, vous serez refoulés une fois, deux fois. La troisième fois, vous passerez.
Moïse, quinze ans, seul à Dakhla, travaillait dans une usine de poissons, il arrivait à Tanger, était renvoyé à Dakhla, revenait en bus au nord du Maroc où l’ange d’Israël 3, Honoré, l’hébergeait. Puis Moïse disparaissait. D’un centre pour mineurs, non loin de Jerez de la Frontera, en Espagne, il s’échappait bientôt. Après une nuit de marche, les pieds en feu, il arrivait à Séville. Romain et Hélène l’y cherchaient, Hélène était à vélo, tee-shirt rouge, selon le descriptif donné au Sénégalais dont l’adolescent, sans téléphone, s’était approché. Hélène offrait un bain, un lit, le bus pour Irun. Puis le pont Santiago, puis en voiture, avec Jessis et moi, le jour où Emmanuel Macron visite les dispositifs sécuritaires avant le G7.
Les oiseaux de l’Europe guidaient les voyageurs, les oiseaux montraient les côtes espagnoles, racontera plus tard, Moïse, qui avait pris, à Tanger, un des derniers Zodiac avant la fermeture de cette voie.
Il y avait un fil (fragile), il liait entre elles les histoires, d’un pays à un autre. Des voyages obstinés, la mort déjà venue à laquelle s’arracher, le monde sous les pieds, des dialogues, des récits, des familles étranges, éclatées, des convivialités réciproquement intéressées, des tragédies (quelqu’un cherche, des années après, une sœur ou un frère, un fils). Des îles. Des forteresses.
Quelqu’un m’a dit : on est soi-même le deuil, on ne porte rien, ne peut rien porter, on est le poids, la lourdeur enclose dans la lourdeur. Personne ne va sans fantômes. Soit tu fonces, soit tu retournes, dans tous les cas tu peux mourir.
Thierno : mon père avait deux épouses, je suis le fils de la deuxième, à la mort de mon père on m’a chassé, je suis allé chez un oncle, la femme de l’oncle m’a chassé, j’ai fui au Mali, au Mali il y avait des oncles, les oncles m’ont chassé.
Anastasia a vingt-trois ans. Elle est restée deux ans au Maroc, a embarqué à Dakhla, au Sahara occidental. Les trois premières vagues sont terribles, à contre-courant sur l’océan. Aujourd’hui, elle est enceinte de huit mois et demi. Une maison l’accueille, c’est Noël. On y pense peut-être : on héberge l’inconnue qui va avoir un enfant, c’est une nouvelle qui a recommencé le monde il y a longtemps. Les montagnes du village nous entourent. La jeune femme étouffe. Dis-nous ce que tu veux. Partir. Je veux partir. Elle part.
Parfois, on franchit la frontière dans l’autre sens. C’est ce qui se passe avec Atikoula qui a reçu, après des années en France, une OQTF. Il est arrivé par les Balkans, en 2015, à un moment où ça passait. Par précaution, nous traversons à pied, par le pont de Behobia. Je vais te raconter, dit-il, le compagnon mort, l’oncle qui a aidé en prison. Oh non, je ne veux pas ce qui résume ou explique. Par politesse, je ne lui dis pas : ne me raconte pas ton histoire. Certes, je ne veux que ça, des histoires. Mais je ne veux pas une histoire à tout prix. Le bon anglais qu’il a appris en Allemagne, Atikoula. Analphabète avant de venir en Europe, il apprend vite, dit-il. Toutes les routes qu’il a prises : Afghanistan, Allemagne, Paris, Toulouse. Il a vingt-trois ans, le ton de nos voix chute, il trouve beau le paysage, il l’est, on laisse des choses en suspens, jusque dans la petite maison de Biscaye qui l’attend.
Un quart d’heure plus tard, le garçon a filé, sans même poser ses bagages. Maladie de l’errance. Sur la route plus tard, il téléphone, il appelle au secours.
On est montés. On partait pour toujours. On n’avait rien dit à personne. On allait s’émouvoir, pleurer, chanter. Mais non, de là-haut, ce sont les insultes qui ont fusé. On insulte la ville natale qu’on aime et qu’on quitte, raconte Islam. Arrivé par le Portugal, il s’en va aux Pays-Bas.
Bayonne, quai de Lesseps. Un coude de fleuve, une fleur échappant aux pierres, ici le blanc et le bruit singulier des oiseaux que celui des voitures n’écrase pas. Bientôt, la nuit tombe. Nous frissonnons. Toi, surtout, Adama, tu frissonnes, et ce n’est pas le froid. Tu as peur de demain, quand on verra que tes empreintes sont en Espagne, tu as peur de Dublin, pas la ville mais les accords, si tordus qu’ils ne tiennent que parce qu’ils ne peuvent pas tenir. On attend un an et demi terré quelque part, exposé aux vents, blotti entre les pierres, sous les périphériques. La vie est là, on dit, frottant le haut de ses bras pour se réchauffer, mais que peut-on, dans Dublin, dans le temps de Dublin, construire ?
Je suis anxieux, j’ai des douleurs au bras, des vertiges, je ne dors pas la nuit, j’ai quatre enfants, mes empreintes en Espagne ; et ce que je ne peux pas dire pèse plus lourd que tout. Le bébé ? Est-ce qu’ils vont faire les tests ADN, parfois c’est un père, parfois un autre, c’est comme ça, un père ou un autre, c’est comme ça, autour du monde. On laisse en suspens la génétique, l’hérédité, le long du fleuve nous avançons, je te pousse un peu, dit Adama. Il me raccompagne.
Soudain : sur le trottoir d’en face, tu vois cette femme, un bébé dans ses bras ? La forme blanche. Je dis oui, je vois. On dirait un lange vide, le bébé est si petit. Adama dit qu’elle est arrivée la semaine dernière avec son ventre et son homme et puis elle a accouché. Aujourd’hui, il y a eu une bataille. Un autre homme est arrivé d’Espagne. Il a dit être le vrai père de l’enfant. Elle a dit qu’elle choisissait l’autre.
La fille passe, elle est passée, elle a changé, ça y est. Adama dit la métamorphose d’une femme en une autre. La bascule. Nous frissonnons. Adama aussi, comme la jeune femme, est passé. Si terriblement de l’autre côté. La fille qu’il désigne, avec son bébé allumette langé dans les bras, a fait volte-face à sa manière : elle a pris un autre père pour son enfant. Nous cheminons le long de l’eau, la nuit est tombée, il fait froid en vrai. Il faut apprendre à faire vite. Subites transformations, deux ou trois phrases et ça y est. Tout en prenant sur soi le temps long, plié, inconnu. Dublin : dix-huit mois minimum avant le commencement de l’attente. Combien d’années séparent Adama (avec la mer, ses murs) de ses enfants restés au pays ?
Depuis que Tanger et Nador sont fermées, les gens arrivent chaque jour aux Canaries. Pendant ce temps, de l’autre côté, à l’est, à force de Turquie et d’accords, l’Europe dévoile un peu ce qu’elle fait d’elle-même. Lesbos depuis 2016 enferme dans la demande et dans l’attente. Les îles forteresses séparent Schengen et non-Schengen. »