Copperfield s’accroupit pour examiner les stigmates sur la peau ; une bande rouge de l’épaisseur d’un lacet fait le tour du cou.
Rivage dit : hier à la télé il y avait un super film. Copperfield lui demande lequel tout en prenant les marques en photo. Rivage dit : un genre de western, vraiment excellent. Je pense qu’il faut l’avoir vu au moins une fois dans sa vie.
Copperfield se relève et croit entendre un animal qui bouge. Le ciel a arrêté d’être orange pour devenir bleu marine.
Ils allument leurs lampes torches.
Rivage a une sensation de mouillé sur sa jambe. Il éclaire son pantalon. Il dit : merde, j’ai dégueulassé mon jean.
Copperfield voit la tache marron sur son genou gauche. Il lui dit : je vous conseille de la laisser sécher, et de la frotter après avec une brosse.
Rivage préfère sa méthode. Il mouille son doigt de salive et fait des petits ronds sur le denim. Copperfield regarde la tache s’agrandir.
Il dit : parfois, il vaut mieux ne pas insister.
Rivage arrête de frotter.
Bon, dit-il, je m’occuperai de ça plus tard.
Il reprend l’inspection du corps. À l’intérieur de la cuisse gauche, il remarque un tatouage de couronne. De loin il rend bien, mais plus Rivage approche le halo blanc de la peau, et plus le tatouage ressemble à une scarification qui a suppuré.
Copperfield le regarde à son tour. Il ouvre son carnet et note : couronne = meurtrier.
Rivage continue d’inspecter le corps jusqu’à éclairer le visage de l’adolescent. Copperfield lui dit : attention à ne pas l’éblouir. Rivage lève sa torche et éblouit Copperfield, qui recule comme s’il était coupable.
Copperfield se frotte les yeux pour reprendre ses esprits.
Quand il les rouvre, il remarque une roche bizarre juste à côté du corps. Il la dessine parce qu’elle l’intrigue. Il dit à Rivage : inspecteur, venez voir.
Rivage rejoint Copperfield et regarde la roche qu’il lui montre. Il la prend dans sa main. Il la fait pivoter. Il gratte la surface avec son ongle et goûte la matière qui s’est accrochée dessous. Il dit : je croyais que c’était du sang, mais c’est juste de la terre. Il jette la roche dans des ronces mêlées qui forment un talus.
Copperfield regarde le talus où est tombée la roche.
Rivage sort son téléphone et appuie sur les touches.
Copperfield demande : vous appelez le commissariat ? Non, dit Rivage, je continue ma partie de Tetris.
C’est le niveau 2. Les pièces tombent lentement dans le puits. Si Rivage dépasse le niveau 10, il débloquera une cinématique sommaire avec une fusée qui décolle dans le ciel et à l’arrière-plan les immeubles d’une ville qui ressemble à Myriad Pro.
Copperfield s’approche de l’écran. Il surprend Rivage en train de mettre une pièce complexe dans un coin pas approprié. Rivage accumule les mauvais choix. Il perd et l’écran devient noir. Il range son téléphone dans sa poche et dit : j’ai un mauvais pressentiment.
Une voiture passe à côté du champ et s’arrête à leur hauteur. Le conducteur les regarde sans doute. Copperfield lui fait un signe amical de la main. Ils n’entendent que le bruit du moteur qui continue de tourner. Le conducteur baisse la vitre passager. Il demande : vous avez besoin d’aide ? Rivage dit : non, tout va bien, on est de la police. Le conducteur dit : ah OK, je vous laisse alors. Il remonte la vitre passager et passe de 0 à 100 en 3 secondes.
Rivage dit : sympa ce type. Copperfield acquiesce.
Rivage pense à la sale tournure que prend la tache sur son jean.
Il dit : allez, on va pas non plus rester là toute la nuit.
2
Au collège de Myriad Pro, le lendemain matin.
Rivage et Copperfield n’ont pas dormi depuis la découverte du corps à cause de la flemme et de tous les papiers administratifs à remplir.
Rivage interroge une enseignante pendant que Copperfield regarde les trombinoscopes. C’est très difficile de reconnaître le visage d’un adolescent parmi trente autres à peu près similaires, surtout quand les photos sont minuscules.
Rivage demande : vous avez regardé le super western qu’il y avait à la télé avant-hier soir ? Oui, dit l’enseignante, j’ai regardé le début. Mais comme il finissait tard, je suis partie me coucher avant la fin. Et puis j’évite de regarder des westerns le soir, sinon je fais des cauchemars. Rivage dit : moi ça va, je dors bien.
Le sommeil réparateur en toute circonstance de Rivage tient à deux choses : son détachement mental face aux événements les plus durs, et la qualité de son matelas en mousse à mémoire de forme.
Copperfield dit : je l’ai, c’est lui. Sur une photo de classe, il pointe le visage d’un garçon au troisième rang. Rivage dit : oui, je confirme, c’est bien lui. L’enseignante est surprise et dit : ah, c’est donc Ken. Elle ne pensait pas qu’il s’agirait de lui.
Maintenant, tout le monde met un nom sur le corps.
Rivage demande : vous le connaissiez bien ? L’enseignante dit : non, c’était un élève sans histoire. Copperfield note : adolescent sans histoire. OK, dit Rivage, du coup on va pas vous retenir plus longtemps.
Trois heures plus tard, ils arrivent chez les parents de Ken.
Eux non plus n’ont pas dormi de la nuit.
Il est presque midi. Rivage commence à sentir dans sa bouche l’avant-goût d’un plat qu’il aime bien. Il visualise parfaitement ce plat, comme si c’était la photo d’une recette dans un livre de cuisine, avec une belle lumière extérieure et une mise en scène soignée.
Copperfield remarque que le quartier résidentiel est désert. Même les maisons voisines ont l’air vides.
De tête, il calcule environ 5 km entre le champ où ils ont découvert Ken et sa maison. Il se dit qu’un passage secret raccourcit peut-être la distance à 3 ou 4 km. Il pense : moins de 3 km c’est impossible, même avec un très bon passage secret.
Rivage dit : j’ai super faim.
Le père de Ken leur ouvre mais retourne aussitôt en cuisine sans les faire assoir. Il porte un tablier avec une photo en trompe-l’œil qui laisse croire qu’il est torse nu et très musclé. Il a préparé un plat convivial dans une grande marmite en inox. Rivage regarde à l’intérieur et dit : ça a l’air délicieux. Le père dit : oui, c’est ma spécialité.
Rivage dit : malheureusement, on est pas là pour ça.
Dans le salon, la mère pleure et se mouche. Copperfield regarde le père mélanger sa préparation sans afficher aucune peine. Il note : la peine du père est contenue dans le plat qu’il prépare.
Rivage demande : vous savez qui aurait pu en vouloir à votre fils ? La mère dit : non, c’était un fils sans histoire. Rivage ne comprend pas très bien ce qu’elle dit à cause des bruits parasites. Le père entend l’émotion dans la voix de sa femme et se met lui aussi à pleurer. Il le fait avec plus de retenue pour ne pas donner l’impression d’être fragile. Rivage est désolé pour eux. Il demande s’ils peuvent regarder la chambre de Ken. Le père les accompagne en silence.
En chemin, Rivage remarque que le père a un hématome bleu foncé et une sale coupure sur le bras. Il dit : votre blessure, là, vous devriez la désinfecter. C’est rien, dit le père en tirant sur la manche de son tee-shirt.
Rivage remarque aussi que le biceps du père est congestionné et que ses veines saillent comme s’il revenait d’une séance intensive de curl avec haltères.
Il pense : ce père de famille doit vraiment se donner à fond à la muscu.
Le lino marron dans la chambre de Ken gondole et se décolle par endroits. Rivage essaie d’attraper le cadre d’une photo de famille posé sur une commode. Il tape dans une porcelaine de dauphin peinte en rose, qui tombe par terre et se casse en plusieurs morceaux. L’œil du dauphin brisé le regarde avec tendresse.
Copperfield dit : Rivage, regardez.
Entre deux débris du dauphin, il y a un morceau de papier enroulé.
Rivage l’ouvre et lit en silence ce qui est écrit dessus. Il le tend à Copperfield, qui le lit aussi et le recopie.
BANJO BEGS FOR PLENTY OF EGGS
Rivage dit : c’est de l’anglais.
Un des murs de la chambre est recouvert de plusieurs étagères qui vont du sol au plafond et contiennent des centaines de boîtes de jeux vidéo. Ken était un passionné de rétrogaming, dit son père. Il se met devant une des étagères et dit :
il avait plus d’une vingtaine de consoles différentes. Certaines très rares sont cotées à plusieurs dizaines de milliers de $.
Rivage a l’impression que le père de Ken parle des consoles de son fils comme Ken en aurait parlé à un ami.
Il regarde toutes les consoles alignées par ordre chronologique sur les différents niveaux. Il reconnaît une Game Boy, une PlayStation et une Nintendo 64, parce qu’il avait les mêmes au collège.
Il se demande avec quel argent Ken a pu acheter tout ça.
Il a sacrifié sa vie sociale pour cette collection, dit le père. Toutes ses économies y sont passées. Il vivait à 100 % pour sa passion, et elle le rendait heureux.
Rivage pose sa main sur l’épaule du père. Il cherche quelque chose de réconfortant à dire. Il dit : c’est vrai que c’est une magnifique collection.
3
La une du journal titre « Myriad Pro : un adolescent assassiné ». Copperfield le montre à Rivage, qui lit l’article en page 3. Il ne lit rien qu’il ne sait pas déjà.
Sur la page 4, une brève raconte qu’une baleine a été retrouvée échouée sur la plage de Portobello, avec une épée plantée dans le ventre.
Rivage ferme le journal et dit : c’est une sombre affaire.
Dans la rue, quelqu’un passe qui les salue.
Rivage dit : jamais vu ce type. Copperfield dit : c’est sans doute parce qu’on est dans le journal. Rivage retourne à la page 3. En dessous de l’article sur le meurtre, il lit un autre article sur eux : « L’inspecteur Rivage mène l’enquête ». Le journaliste y est plutôt critique. Encore en dessous, Rivage lit l’horoscope, qui dit des choses rassurantes.
Le type qui les a salués est toujours devant, à 15 mètres environ. Il leur demande : alors, vous avez trouvé le meurtrier ?
30 minutes plus tard, ils sont à la morgue.
Ils y retrouvent Red, la coroner. Rivage a déjà travaillé avec elle sur des faits divers dont il a oublié le détail. C’est une pro dans son domaine. Elle dit : c’est une sombre affaire.
Ils sont tous debout autour de la table sur laquelle est allongé le corps de Ken. Une lampe opératoire l’éclaire d’un blanc idéal pour examiner un cadavre.
D’après Red, la trace rouge au niveau de son cou veut bien dire qu’on l’a étranglé, mais pas forcément qu’on l’a tué en l’étranglant. Des examens approfondis ont permis de relever plusieurs entailles sur le torse et entre les omoplates. Il a aussi un large hématome à l’arrière du crâne, au niveau de l’os pariétal. Red dit : je pense qu’il s’est défendu jusqu’au bout.
Copperfield essaie d’imaginer la scène, mais la liste des blessures ne suffit pas à deviner le reste.
Pendant que Red parlait, Rivage a ouvert un autre tiroir mortuaire au hasard.
Il dit : tiens, je le connais.
Red et Copperfield le rejoignent et regardent le cadavre. Il est très bien conservé et ne dégage aucune odeur.
Red dit : oui, c’était un animateur télé. Il est mort d’une crise cardiaque en faisant du jet-ski. Il y a encore un doute sur les causes exactes de sa mort. Sa famille pense que des animateurs concurrents étaient jaloux de son succès et ont saboté son jet-ski.
Rivage demande à Copperfield de le prendre en photo avec lui pour garder un souvenir. Il lève son pouce à côté de la tête de l’animateur mort. Il regarde la photo. Elle rend super bien. Il dit : c’est génial, merci. Il ajoute un filtre et l’enregistre dans ses favoris.
L’assistant de Red descend dans la salle avec les résultats des analyses toxicologiques. Red lit le document. Elle dit que Ken n’a aucune trace de substance inhabituelle dans le sang. Il était donc conscient de tout ce qui lui arrivait.
Rivage est encore en train de regarder la photo retouchée. Il dit : c’est vraiment top. Les contours sont légèrement obscurcis et c’est justement l’ambiance que je voulais donner à cette photo. Un peu obscure. Red jette un œil et dit : oui, c’est beau et en même temps obscur.