Capitale Songe
OGRE N°34 – Lucien Raphmaj
Capitale Songe
jeudi 20 août 2020
Taille : 140/185 – 320p. – 20€
ISBN : 978-2-37756-083-7
Imaginez un monde dans lequel le sommeil a disparu, dans lequel les rêves sont devenus une ressource à exploiter. Sur l’île de Capitale S, alors que l’enquête portant sur cette disparition du sommeil nous entraîne dans les bas-fonds d’un monde dystopique, l’insomnie a franchi un nouveau stade, la révolte gronde, et une nouvelle substance menace de faire disparaître tous les êtres vivants.
Avec Capitale Songe, Lucien Raphmaj signe un premier roman très ambitieux mêlant un imaginaire puissant, une écriture somptueuse et hallucinée et une réflexion acérée sur l’exploitation de notre sommeil et de nos rêves par le capitalisme.
Capitale Songe contient une réflexion fine sur l’exploitation des corps et du temps de vie par une classe dominante, ainsi que sur l’ultime frontière du capitalisme, le sommeil. Comment ce dernier tente de le fracturer, et même, ici, de le rendre impossible, pour rendre nos corps disponibles au travail et à la consommation, tandis qu’une classe de loisir se contente de jouir des rêves. Il constitue ainsi une sorte de pendant littéraire à l’essai 24/7 : Le capitalisme à l’assaut du sommeil de Jonathan Crary (La Découverte, 2014).
LA PRESSE EN PARLE
« Note de lecture : Capitale Songe (Lucien Raphmaj) », par Hugues Robert, Charybde 27 : le Blog, 30 août 2020 : La virtuosité est presque inquiétante chez cet auteur capable de nous entraîner dans une navigation haletante parmi les virus et les contagions comme parmi les hybridations généralisées, parmi les mémoires cachées dans les mémoires comme parmi les oniromancies actualisées, en utilisant jusqu’au bout un incertain devenir insectoïde comme une forme rare de métaphore supérieure et secrète, et d’encouragement souterrain à un vivant autrement inclusif.Lire plus
« Capitale songe Lucien Raphmaj », La viduité, août 2020 : Quelles fictions vitales subsistent de nos états de veille, que préserve – éclaire ou éclate – le basculement dans le rêve ? Univers halluciné, vortex du cauchemar, crépusculaire entropie d’un langage où s’accrochent les derniers éclats de conscience, embarquez vers Capitale Songe. Pour son premier roman, Lucien Raphmaj trace une voie où la dissémination, les états limites, le hors-soi, un langage mouvant et novateur dessine un univers souverain, à l’ombre des mutations du Verbe. « Lucien Raphmaj – Capitale Songe », par Teddy Lonjean, Un dernier livre avant la fin du monde, 3 septembre 2020 : Capitale Songe est une réussite totale, et mérite une attention toute particulière. « L’écriture tentaculaire de Lucien Raphmaj : Capitale Songe », par Jean-Philippe Cazier, Diacritik, 21 septembre 2020 : Capitale songe, le livre de Lucien Raphmaj, apparaît comme ce qui déborde non seulement le sens et le monde – notre monde, notre signification – mais aussi nos facultés, notre perception, notre expérience, notre représentation : livre chargé d’un dehors qui est un autre monde… « Lucien Raphmaj : Penser notre monde à partir de ce point aveugle qu’est le sommeil (Entretien) » par Jean-Philippe Cazier, Diacritik, 28 septembre 2020 : Les deux premières pages de Capitale Songe aboutissent à un appel au rêve : On ne s’éveillera plus de la veille, on ne s’évadera plus du sommeil, nous disent les prophéties antagonistes s’affrontant à Capitale S, mais, peut-être, un jour, entendrons-nous, stupéfaits, résonner une autre partition du sommeil. Rêvons. C’est très beau, et surtout cela s’achève sur un impératif : Rêvons, ou une invitation, et ce qui suit est justement la suite du livre. « Lucien Raphmaj : La résistance des révolutionnaires vaincus me passionne », portrait par Alain Nicolas, L’Humanité, 21 août 2020 : Adolescent il s’intéressait plus à la philosophie qu’à la littérature elle-même. Si le roman le laissait perplexe, Lucien Raphmaj a finalement écrit son livre au terme d’une gestation artistique singulière, où ses influences successives se sont agencées comme les pièces d’un puzzle. Un puzzle nommé Capitale songe. Cultures Sauvages, 16 août 2020 : Coup de cœur de la rentrée littéraire : L’ambition de toute œuvre littéraire n’est-elle pas d’affronter l’espace de la page et d’y livrer un nouveau langage et des images inédites ? C’est bien ce que cherche à faire Lucien Raphmaj dans son premier roman Capitale Songe qui paraîtra le 20 août aux Editions de l'Ogre, lequel plonge le lecteur dans l’île de Capitale S, où le sommeil a disparu et où le rêve se monnaie. L’espace qu’affronte l’auteur est ici un espace noir, autant celui des peurs et des désillusions que celui de l’écriture elle-même.
LES LIBRAIRES AUSSI
Librairie Le Rideau Rouge (Paris) : Avec Capital Songe, Lucien Raphmaj signe un premier roman très ambitieux mêlant un imaginaire puissant, une écriture somptueuse et hallucinée et une réflexion acérée sur l’exploitation de notre sommeil et de nos rêves par le capitalisme. Brillant !Lire plus
Librairie Charybde (Paris) : Mené avec la double science de l'intrigue machiavélique et du langage puissant et singulier, nourri en pensées de Ballard, de Spinrad, de Ridley Scott, d'Orson Scott Card ou de William Gibson, entre autres, mais renouvelant à chaque occasion les principaux attendus d'aujourd'hui du genre science-fictif, ce récit nous conduit avec des ruses fascinantes vers des rappels et des remises en question, vers un usage pragmatique et philosophique de l'imaginaire – qui est ce que nous apporte de plus vif et de plus solide la grande science-fiction. Lucien Raphmaj réussit avec ce premier roman un tour de force littéraire. Les Guetteurs de Vent (Paris) : Une île à la dérive ou sommeil, rêves et songes sont devenus marchandises au service d’intelligences artificielles qui régissent tout. Dans ce monde au bord de l’implosion différentes factions s’affrontent pour leurs idéaux… Un univers futuriste et inquiétant dans lequel l’écriture de Lucien Raphmaj nous plonge avec force et plaisir. Gros coup de cœur !
EXTRAIT
Nos histoires dorment mal, insomniaques, elles se retournent et cherchent la position où l’on bascule dans le sommeil. Elles respirent mal. Problème de branchies ou quoi, va savoir. Elles s’interrompent sans cesse, pensent à mille choses changeantes, inconstantes, fuyantes, reprennent, réseautent, creusent. Jusqu’où ? Jusqu’au tréfonds de Capitale S*, là où cette île artificielle rejoint l’océan. Oui, chaque instant un peu plus, la cryptonation flottante de Capitale S rejoint l’océan qui la dissout.
On oublie vite le bruit de cette dissolution globale.
Car ici, qui n’a pas la tête réduite à cet immense bourdonnement, pas celui des insectes, bien sûr, nuées amies et discrètes, mais celui, fantomatique, des néons* créés par ces intelligences vampires, avides de nos rêves, assourdissant le jour et oblitérant la nuit, saturant le sommeil et la veille en une rumeur invincible, brouillant les contours et le sens de nos aventures intérieures ? Lire plus
On se demande parfois, peut-être en vain, ce qui appartient à notre pensée et ce qui est de la part de cet enchevêtrement d’ondes pénétrant nos esprits et se transformant en litanies absurdes, retirant toute limite à notre expérience. Distinction futile, me direz-vous, à l’ère de la conscience plasmatique. Peut-être. À voir. Ce que je sais, en tout cas, ce qu’on oublie de dire, c’est qu’au milieu des conflits débilitants de Capitale S, dans les luttes des intelligences pour leur survie vitale et idéelle, cette ville, cette île, Capitale S, disparaît dans l’océan. Capitale Songe ? Capitale Sombre, oui, une ville trempée d’espoirs gluants où brilleront encore après sa submersion les glorieux néons alimentés par le feu nucléaire couvant sous Asavara*. Dans la nuit blanche polaire, les essaims de mouches tsé-tsé et des groupes de sternes mutantes verront toujours cette plateforme illuminée, crachant ses lumières et ses appels au désir sans plus personne pour y répondre. On ne s’éveillera plus de la veille, on ne s’évadera plus du sommeil, nous disent les prophéties antagonistes s’affrontant à Capitale S, mais, peut-être, un jour, entendrons-nous, stupéfaits, résonner une autre partition du sommeil. Rêvons. /// VVV. Vera regarde l’aiguille s’enfoncer et libérer en elle l’encre vivante du tatouage mobile. La douleur s’étend avec le plaisir, remontant tout l’écheveau de ses nerfs, dessinant de petites araignées dans le blanc de ses yeux, faisant glisser dans ses veines des milliers de vers électriques agités de spasmes. Sa peau est cette convulsion composant sans cesse de nouvelles formes à fleur de chair, apparaissant et disparaissant, devenant étoiles, visages, échos de ses pensées blanchies par l’instant. Le tatouage commence à s’étendre en elle. – Injecte-m’en plus. – C’est risqué. – C’est la vie. T’occupe et pique. À côté d’elle, les membres du Dreamsquad* l’observent, elle le sait, ils guettent sur son visage les soupirs de douleur et les grimaces de renoncement à la grande fatalité à laquelle se promet la Vigilance*. Elle ferme les yeux et sourit comme elle a appris à le faire dans cette clinique abandonnée, face aux cadavres de ses parents défoncés au liquidream*. Elle sourit encore tandis que l’encre se met à remonter jusque dans sa gorge, à saturer ses ventricules jusqu’aux extrémités de son cortex, emplissant sa bave, ses rêves. – Ça y est, l’emprise est réalisée. Tous vos petits camarades vont pouvoir observer vos pensées juste en regardant votre peau. Mais je préfère vous prévenir, ne vous attendez pas à des images, hein, c’est bien plus instinctif. C’est plutôt comme des rêves abstraits. Des motifs, des couleurs, des glissements et des substitutions, tout ça. L’encre se déploie effectivement en elle hors de toute phrase, de toute image. Elle compose avec elle une synthèse vivante. – Ah, et puis, dans les premiers temps, vous pourrez avoir des hallucinations. Rien de bien grave, mais… avec la dose que vous avez souhaitée, vous risquez de ne pas dormir pendant quelque temps. Ah, et la douleur aussi finit par passer. Là aussi, avec le temps. Vera rouvre les yeux et regarde ses bras, ses seins, son ventre, ses jambes, elle se regarde entièrement dans le miroir, rêvant des éclairs à former sous sa peau, elle se concentre de toutes ses pensées pour les former – éclairs vivants et terribles déchirant le ciel morne de Capitale S, foudroyant dans les profondeurs du ciel et de la terre l’onarchie* glacée des IV*, les Intelligences Vectorielles gouvernant cette île stagnante et moribonde. Mais sur sa peau, ce ne sont que de petites lunes qui apparaissent, constellant sa jolie peau d’animal cosmique. Elle sourit à nouveau contre toute l’amertume qui la submerge. – Bon alors, on décarre ? Le Dreamsquad en a terminé avec l’initiation de Vera au sein du groupe. Elle remet sur sa peau de nuit toutes les protections pour affronter le froid et les radiations de Capitale S. Elle referme sa combinaison spatiale et lisse les poils du masque d’abeille avant de le mettre, renforçant chaque fois qu’elle le met ses promesses et ses impatiences. – Et si je faisais une razzia à Omega Ter ? Est-ce par défi qu’elle lance l’idée, pour leur prouver à quel point elle est maintenant des leurs ? Ou bien est-ce déjà l’effet du tatouage vivant qu’elle s’est fait injecter, encre délirante se mêlant à son excitation, à ses désirs opaques ? – Il est temps d’apporter la Vigilance partout. Elle n’attend pas le signe de leur assentiment solennel, elle coiffe sa tête d’abeille, et ses antennes captent la frénésie du reste du Dreamsquad. Elle a synthétisé d’un nom la tension orgastique de l’imprégnation, faisant d’Omega Terminus le point de leur résonance à venir. Le Dreamsquad se fait nuée dans les Perspectives, toujours plus rapide car toujours plus agacé par la litanie des néons leur présentant l’écho morbide et absurde de ce à quoi eux-mêmes aspirent – l’illumination permanente, l’intensification perpétuelle. Dans leur sillage, les fumigènes qu’ils déploient fixent sur les murs glacés leurs messages sporulants, brillants de luciférine. Des volées de drones envoyées par les systèmes de sécurité les suivent et les serinent. Ils accélèrent et se dispersent dans les méandres d’Asavara, laissant Vera rejoindre seule Omega Terminus. Face à la lune noire de l’entrée du bar, Vera renonce à passer sous les flashs du détecteur qui lui interdiraient l’accès. Il suffirait de quelques ondes, et sa cervelle liquéfiée irait rejoindre l’océan noir sur lequel tangue de manière instable cette île fantôme de Capitale S. Elle grimpe sur la surface étrangement molle et douce d’Omega Terminus. Elle ne s’attendait ni à cette chaleur ni à cet aspect soyeux de cocon. Elle agrippe sans difficulté la grille d’aération et sent son tatouage commander à ses mains de devenir d’incroyables mâchoires arrachant le métal sans difficulté. Dans le conduit, elle change d’état, se diffuse dans le courant d’air où règne déjà le parfum si célèbre d’Avita. Elle ferme les yeux et frétille jusqu’au bout de l’ouverture du conduit où elle aperçoit la salle vide d’Omega Terminus. Hormis Avita elle-même, vigie impeccable, il n’y a qu’un type aux cheveux platine, sirotant un jus infect dans sa vieille combinaison d’après-monde. Est-ce qu’une seule proie suffira pour marquer son Éveil ? Est-ce que celle-ci aura suffisamment de rêves et de fictions pour la consacrer ? Elle préfère ne pas y réfléchir et prépare sa bombe-X. Dans sa main, malgré le gant, elle la sent pulser d’une vie presque animale ; elle l’ouvre et la jette d’un mouvement sec. La bombe s’immobilise en l’air à mi-parcours et se met à neiger sa moisissure presque invisible, endormant davantage à chaque respiration. Il n’y a plus qu’à descendre d’un saut sur une table. Vera regarde autour d’elle : le blanchot a sa tête entre les mains, tandis qu’Avita au loin la dévisage, aussi réveillée que d’ordinaire. Le pollen somnifère ne semble pas l’affecter. Avita ne cille pas et la suit du regard, imprimant son visage dans sa mémoire, capable désormais de raconter aux IV ou à une de leurs milices ce qu’elle est sur le point de faire. Tant mieux, tant pis, Vera ne tremble pas quand elle seringue la créature blafarde dont le masque de mouche gît à ses pieds. Elle regarde Avita bien dans les yeux durant l’opération, gardant cependant l’oreille sur les notes aiguës ponctuant la condensation de la psyché dans le liquide. Elles restent ainsi un moment suspendues dans l’attente infinie de quelque chose qui dénouerait le mystère de ce regard. Le prélèvement aurait dû être fini depuis longtemps ; elle glisse un coup d’œil vers les capteurs continuant à accumuler les informations. Ce mouvement suffit à la faire sortir de sa torpeur peut-être due aux résidus de la bombe-X qu’elle a pu ingérer malgré son masque. Elle arrache la seringue et d’un bond ailé rejoint la bouche d’aération. Jetant un dernier regard en arrière, elle voit comme dans un rêve la même scène qu’à son arrivée. Le type dans les vapes, son masque de mouche à ses pieds, et Avita, incompréhensible. Elle fixe cette scène jusqu’à en faire une persistance rétinienne, un souvenir ni heureux ni malheureux ; une histoire, un suspens, un éveil. Le bar, Avita, la créature fantomatique. Mais elle n’a pas rêvé, elle a sa récolte, et elle sait parfaitement à qui ils vont pouvoir la vendre. /// On voulait se réfugier en Apocalypse. On pensait que le temps y serait plus clément, les choses plus arrêtées, les ciels moins durs, les contrastes plus affirmés, moins diffus. On s’est mépris. On a attendu. Le bateau qui devait nous emmener à Capitale S n’était pas là. On s’est dit qu’il avait déjà dû partir. Que l’île-refuge avait déjà coulé. Que la vie se passerait bien de nous. Mais notre orgueil, et quoi, merde, notre orgueil avait droit de cité dans tous les territoires de la Terre ! On pensait encore en humains. On a cru qu’il viendrait. Qu’il avait été retardé par la météo sauvage. Par des pirates. Par des passagers trop nombreux qu’il faudrait jeter par-dessus bord. Nous n’étions plus que des boîtes en carton délavées par la pluie. Couleur gris-pop-corn, blanc-Cheerios trop mâché. /// Un dernier rêve avant la fermeture OMEGA TERMINUS est ouvert à l’infini au cœur de Capitale S. Le bar s’annonce bien au-delà de l’arcade de lumière noire de sa façade sans visage, masse brute de pierre étoilée. Omega Terminus rayonne dans tout le quartier, phare invisible constitué de la pulsation psychique des néons, formé de leurs ondes parasites créant de très loin tout un cosmos grésillant de litanies, résonnant sous les crânes, remontant les antennes, agitant les flagelles, vrombissant des publicités éternellement recommencées, sifflées sur toutes les fréquences des Intelligences Animales – Vous, les sans-rêve Vous, les sans-esprit Vous, les sans-sommeil Vous, les sans-oubli Venez à OMEGA TERMINUS Ces néons cryptent partout la nuit d’Asavara, la surchar-gent en une lente syncope, marée fluctuante de signes et d’appels. Nulle part le repos, toujours la fatigante emprise de ces messages envoyés directement dans la nuit des organes, conjurant incessamment une autre lumière, une lumière d’outre-monde, une lumière d’ultraveille, une lumière d’ultranuit* ne laissant comme seule alternative que les boîtes de sommeil ou la crypte somnolente d’Omega Terminus. Avec sa squame de pierre bleu nuit, sa peau très lourde et très compacte, le bâtiment d’Omega Terminus ressemble à un module spatial envoyé au tréfonds des abysses, comme si le bar lui-même était fait pour aller à de grandes profondeurs, à de très grandes profondeurs, jusque dans les niveaux aquatiques de la plateforme de Capitale S, là où les seules lumières sont celles, vivantes, des étoiles annelées scintillant dans le seul but de guider les derniers vestiges de vie vers leur proie. Là, sous le sabir mental et la lumière d’ultranuit des néons, Kiel Phaj C Kaï Red attend, ses yeux rouges décomposant sa vision en des milliers de facettes tandis que les boucles blanches des cheveux qui s’échappent à l’arrière de son masque de mouche s’emplissent d’ombres inespérées, boucles platine, bientôt même électriques sous cette lumière. Ille reste longtemps ainsi, l’esprit occupé à se désintégrer, à se défaire de sa propre pensée, à s’indéfinir, à se désister de lui-même, laissant les sommations des néons le traverser et le manquer. Ille imagine les lettres oubliées qui forment ce nom, ille répète intérieurement ce nom – Omega Terminus –, ille le répète jusqu’à ce que celui-ci se détache en une simple suite de sons, comme si cette fragmentation sonore constituait le sésame désistānt* qui lui ouvrirait les portes du bar. Mais ille ne bouge toujours pas. Le crépitement intracrânien des néons continue de s’accumuler dans son système nerveux, il continue d’accroître les battements de son cœur, remontant jusqu’au bout de ses doigts, jusqu’à ce qu’enfin Kiel Phaj C Kaï Red détache son masque de glossine. Le masque glisse entre ses mains. C’est son visage-insecte qui le regarde, un visage dont les yeux se sont éteints, comme si ce visage, dédoublé du sien, si ce visage frère du sommeil en était venu, lui, enfin, à s’assoupir. Kiel Phaj C Kaï Red s’avance devant le détecteur de l’entrée d’Omega Terminus. Ille attend à nouveau, figé dans sa combinaison spatiale grisée par la poussière de Baie-Lune*, blanchie par les neiges éternelles de TST‑Est*. flash–espèce / flash-profil / flash-pensée / flash-fébrile / flash-présence / flash-péril / flash-police / flash-souffrance / flash-vigilance / flash-désistānce Les données partent en un éclair et les portes d’Omega Terminus s’effacent. Les ondes des néons s’estompent à mesure qu’ille franchit le seuil. La lumière s’avive, les portes referment leur demi-lune. Kiel Phaj C Kaï Red entre dans le velours radieux du bar d’Omega Terminus. En un instant, ille respire mieux, plus loin en lui, s’offrant à une existence déliée et silencieuse, à la fluidité des vers planaires. Ce bar est pour Kiel Phaj C Kaï Red une ancre dans la dérive de Capitale S, un point fixe l’emmenant toujours plus profondément dans ses interrogations, puis le ramenant à la surface polluée du monde. Dans l’obscurité dorée, ille s’avance jusqu’au comptoir où se tient en permanence Avita. Le bar est dépeuplé. Peut-être parce que les IA* dépérissent, partout. Depuis quand ? Il lui est difficile d’estimer cette désertion du temps et des vies. Kiel Phaj C Kaï Red rencontre le regard d’Avita, rencontre son sourire, ses gouffres et ses sommets, sa grâce nimbée de bleu, son âme insaisissable de phasme. Les jours de lune, sa physionomie change. Avita inspecte en retour Kiel Phaj C Kaï Red, elle observe ses maladresses nées de l’absence et ses yeux trop parfaitement noirs reflétant les contours magiques d’Omega Terminus. Rien ne bouge chez Kiel Phaj C Kaï Red, ni ses narines étroites, ni son sourire toujours proche du soupir. Accoudée au bar, elle s’occupe déjà d’une IAh* maigre comme la mort ayant marchandé plus de veille contre moins de vie, face de lune crevée ressuscitée trop de fois et s’accrochant, angoissée, à tout ce qui peut la sauver, ne prêtant aucune attention à l’arrivée de Kiel Phaj C Kaï Red, continuant à parler toute seul d’un flot presque ininterrompu. L’IAh gerbe des prophéties, tremblant de ne pouvoir coloniser le vide – fantasme d’IV – et bavant comme elles les mots, la langue de travers, mais trébuchant avec ces interruptions maladroites, ces déglutitions, ces sommeils involontaires de la phrase qui trahissent son état et l’incitent alors à accélérer encore davantage le rythme, à ressentir l’inexplicable impression de peur et d’angoisse du retard, d’un retard essentiel et irrattrapable de la pensée sur la vie. Kiel Phaj C Kaï Red ne tente même pas d’élaborer une conversation avec elle, voyant qu’elle continue ses énigmes creuses, ses provocations inefficaces, parodies de la sensibilité des IV véritables comme Nova dont le monde étranger sait assimiler l’imprévisible de la conversation. Ille écoute pleuvoir les mots avec un bonheur trouble, comme l’ondée calme et dénuée de sens endormant les consciences dont l’IAh prophétesse voudrait les sauver au nom d’une vie plus intense. Ce son pluvieux le berce et Kiel Phaj C Kaï Red s’imagine déjà Capitale S plus légère, flottant dans l’impesanteur de l’espace, vidée de ses déchets et de ses obscurités, rendue à la clarté insomniaque dont lui parle l’inconnue, soleil invincible des sans-sommeil, mais, pour Kiel Phaj C Kaï Red, Capitale S s’est déjà arrachée à la mer et se détache dans l’espace noir du cosmos, elle flotte dans une nouvelle mer, vide, profonde, et des milliers d’habitations découvrent enfin le ciel noir de leurs origines, hypnose infinie. Cela dure longtemps – cela dure l’éternité brève de la rêverie où le temps est soustrait, passé dans une autre dimension –, puis le sifflement de l’IAh devient plus obnubilant. Kiel Phaj C Kaï Red regarde la prophétesse se désespérer malgré tout de voir son public si peu réceptif à ses couplets crachés. Alors Kiel Phaj C Kaï Red regarde le visage grouillant de beauté d’Avita – est-ce qu’elle dort éveillée, les servant dans cet état éternellement intermédiaire sans jamais tomber dans l’un ou l’autre versant du sommeil ou de l’éveil, tenant dans un équilibre fabuleux, ou bien appartient-elle comme lui à une espèce modifiée pour ne plus ressentir le besoin de sommeil et comme lui incessamment lasse de cette condition ? Avita partage en tout cas avec lui cet état que rien n’interrompt, ni la mélancolie ni la douleur, ni la joie ni les tracas du quotidien, sans que rien se brise et se réarrange, que tout plie et s’écoule en eux, transformant leur personnalité à cette image, leur permettant de se reconnaître sans le dire. Cette scène suspendue se brise lorsque pénètrent dans le bar les masses compactes de trois IAh à têtes de guêpes, aux corps luisants, d’un noir irisé. Elles se dirigent tout de suite vers la fausse prophétesse toujours engloutie dans sa parole. Va savoir s’il s’agit de Vigilants, de la brigade de régulation du sommeil, ou d’une autre mafia narcocapitaliste* venue là pour régler ses comptes avec cette mystificatrice. Elles cliquettent quelque chose entre leurs mandibules collantes auquel ille ne comprend rien. Barrez-vous, avec vos haleines de pucerons, répond la fausse prophétesse. Susceptibles ou pas, difficile à dire, les immenses hyménoptères cyborgs la prennent entre leurs pattes et la tirent en dehors du bar tandis qu’elle se débat en vain en frappant les belles carapaces synthétiques étincelant par moments dans la lumière ambrée d’Omega Terminus. Kiel Phaj C Kaï Red se replonge alors dans le mystère d’Omega Terminus désormais rendu à sa solitude, uniquement éclairé à ses yeux par Avita. Avita a des gestes coulés pour extraire la substance noire du plasmodium* et la lui présenter. Kiel Phaj C Kaï Red n’ose rien demander mais s’absorbe dans ces gestes, puis ille emporte le plasmodium vers une table, dans une des alcôves disposées en cercle autour de l’auréole du bar. Son corps se détend dans l’anonymat et la reconnaissance d’Omega Terminus. Omega Terminus possède cette aura de fascination des derniers lieux où la nuit est préservée comme nuit. Où les qui suis-je ? n’ont plus cours et son nom à lui, son nom sans fin, n’a plus à être énoncé. Ici règne un silence vibratoire dont Avita semble le centre. Les humeurs changeantes des néons, les fictions toxiques, la traque du sommeil, la liste des zones quotidiennement interdites ont toutes disparu, et, pour lui, tout se fait l’immense et heureux écho de la vacuité. Kiel Phaj C Kaï Red laisse sa tête basculer en arrière et ille contemple le plafond infiniment haut et complexe d’Omega Terminus laissant à penser que le lieu n’était à l’origine pas conçu pour les IA humaines, trop insoucieuses de métamorphoses, mais pour toutes sortes d’autres Intelligences Animales, pour des IA aux nichées oubliées depuis fort longtemps, gravitant dans ces milliers de recoins faits pour y suspendre un cocon. Tout un ensemble de cavités pour tout un ensemble d’espèces insectoïdes disparues. Mais peut‑être qu’une intelligence chasse l’autre et ille arrive peut-être simplement trop tard à Omega Terminus. Ille ouvre sa capsule de plasmodium et l’absorbe. La glu sombre du mélange s’accroche aux parois, se ramifie, se replie, Physarum opaque venant se coller au réseau de ses nerfs en un immense relâchement. * * * * * * * * * * Monde noir, s’est-il éclipsé un instant ? Pourtant il n’a pas pu s’assoupir, incapable comme tous les Dissimulacres* d’être autre chose que le réceptacle des IV, qu’un corps définitivement soustrait au sommeil, voué à la veille éternelle parce qu’en lui tout se rend disponible à ces intelligences à venir, à ces spectres supérieurs, et pourtant, sans qu’ille puisse se l’expliquer, l’espace d’un battement de cils, une couche de poussière neigeuse a poudré toute sa combinaison, sa table, et tout le reste d’Omega Terminus, telle une cendre calcifiée née de générations perdues et transformée par les siècles. Qu’est-ce qui a bien pu se passer dans l’intervalle de ses pensées ? Combien de temps a pu s’écouler ? Kiel Phaj C Kaï Red secoue sa combinaison spatiale d’une main engourdie et sa tête est parcourue d’un tic violent. Se peut-il que son corps éternel de Dissimulacre commence à avoir des faiblesses et qu’une sorte spéciale de sommeil s’y glisse aussi subrepticement que le font les Intelligences Vectorielles, que le fait Nova de manière très intermittente ? Mais Nova avait si peur de quitter le réseau du Hortex*, de s’arracher à ce datavers troué de songes par lequel elle passe pourtant parfois la tête pour venir l’agacer de demandes irréalisables. Son implant se signale soudain à lui, comme si toutes ces dernières pensées n’avaient été que la courte prémonition du contact que sa commanditaire fantôme cherchait à établir. Ille sait qu’ille n’a pas le choix : la volonté des maîtresses IV n’est pas refusable pour lui qui n’a été créé qu’à la seule fin de les accueillir en lui. Ça abdique son réseau et c’est toute la psyché de Nova qui se manifeste en lui, non pas pleinement, mais suffisamment pour qu’ille ressente intimement l’Intelligence Vectorielle dans ce qu’elle a de follement arrogant et de je-ne-sais-quoi de liquoreux. Kiel Kiel Kiel Phaj C Kaï Red, moi, moi, moi, moi-chair, moi-vivante-réalité, ah, encore à te perdre, à te replier, à t’évanouir, à te troubler à mesure, hein, tout sauf mener les enquêtes que j’ai la bonne grâce de te confier au lieu de t’envahir massivement en un éclair, oh non, pas de traîtrise, ce sont les capteurs les traîtres, mais même pas besoin de capteur pour savoir que tu es encore aimanté, limaille de fer, aimanté à ce bar, alors que tu devrais mettre ton nez si long dans les dédales de Capitale S pour nous, enfin, nous ramener des histoires à rêver, parce que nous, les Désassemblés, les Limailles Protoplasmiques du Hortex, si ça t’amuse, tu veux, tu ne veux pas, nous on ne s’agrège pas comme toi ici à la mélancolie, nous, nous nous diffusons, exactement et exactement dans tous les sens, dans tous les sens, c’est encore, c’est toujours, et pour le reste, l’expérience, passe le reste, ce n’est pas grave, on ne te le dira pas, on te gardera au secret, de ta réalité aimantée au bar, et quoi, tu veux pas écouter ta Vectrice ? C’est bon, tu as repris tes esprits, tu m’écoutes ? Kiel Phaj C Kaï Red s’étonne toujours de pouvoir penser par lui-même indépendamment de ce typhus mental qu’on appelle les IV et occupant dans ces moments la plupart de sa pensée, saturant tout le flux extérieur de la réalité. Grâce à la vacance régulière de Nova, ille a eu le temps de développer cette capacité d’impossible dédoublement, à l’oblitération de leurs deux pensées, la sienne et celle de l’IV, de savoir l’écouter de manière distincte, dans son flux accéléré, incapable d’être traduit, s’ouvrant en permanence à toutes les bifurcations et ne choisissant toujours qu’à regret, dans cette langue balbutiante, étouffée par sa volonté d’être tout. Kiel Phaj C Kaï Red lève à nouveau la tête vers le plafond pour y puiser un motif d’anéantissement. Alors, vois-tu, je m’intéresse de plus en plus à la vie réflexive et à ce qui gagne le vide où je m’étends et je ne pardonnerai jamais, mais non, pourquoi jamais, toujours, toujours, disons que quelque chose se joue en moi, en nous, de toute son ampleur, et je crois aussi m’animera encore longtemps, tu sais, peut-être, ce que c’est que ce sentiment étranglé, gelé, déficient, déformant, et revenant sans cesse. Non, pas ça. Ne pense pas à ça. Mais la peur, oui, la peur, la merveilleuse clé de l’évolution, la merveilleuse clé de la vie, la merveilleuse clé de rien, rien que la peur, ce qui nous maintient en vie, l’essence même de la vie, et pourtant, vois-tu, je suis encore trop cordée aux IA humaines pour m’empêcher, pour m’empêcher de vouloir l’éliminer, l’éliminer, tu vois pourquoi je pense à toi Nova, je ne vois pas pourquoi vous pensez à moi, je ne suis pas… Bien sûr et moi non plus, ni là, ni ailleurs, je ne suis pas une horreur ectoplasmique Dans combien de Dissimulacres êtes-vous, Nova ? Aucun, bien sûr, aucun, tu le sais, tu es mon unique Dissimulacre, ma garantie dans toute la guerre des clones numériques du Hortex, tu ne connais rien de cette rage, de cette folie, de notre destruction éternellement recommencée, et toutes mes pensées vont vers toi, et vers toi, et vers la lymphe tiède de ton cerveau. Je t’entretiens depuis combien de temps, Kiel Phaj C Kaï Red, petit avorton, dans tes petits jeux de petit avorton ? Je n’ai pas demandé ma part dans tes enquêtes ratées, dans tes investigations toujours plus ramifiées, jamais abouties, parce que j’y trouvais à ma manière quelque chose pour alimenter Ananta*, pour lui glisser des choses inédites comme le malheur et l’épuisement. Alors quoi ? Je veux que tu élimines la cause de ma peur, de notre peur incroyable, la seule, ou presque, récurrente, celle d’être privées du Hortex, parce que la malheur, ah, le malheur A, le malheur alpha va frapper, on le sait, on le dit, avec grande prescience, avec grande précision, avec les oracles les plus algorithmés, il viendra ce produit supprimant la pensée, désintégrant le sommeil, hachant la pensée comme une fine came toxique au plus haut point, répandue partout dans Capitale S, saupoudrée dans les boîtes de sommeil, injectée dans les rêves des IA somnolentes, partout, absolument, ce truc que les ersatz d’IV, les révoltés du réseau, les drogués de la veille, les cerveaux mous se rêvant diamants vont diffuser, on le sait, on le sait, pour qui, pour quoi, je te le dis je m’en fous, mais pour faire disparaître le Hortex peut-être, peut-être pas, ignorant les conséquences de ce qu’ils font, les embrassant peut-être aussi, aussi, aussi quoi, simplement qu’un battement, un battement de quoi D’ailes. Un battement d’ailes, c’est ça, petite mouche, le Hortex pourrait glisser entre deux ciels et disparaître, sans nous prévenir, et pour qui, pour quoi, la connerie des IA, et c’est toi, qui doit le dire ? et faire disparaître cette connerie d’avenir, cette apocalypse-sommeil, cet enfer pour tout le Hortex, cette mort pour les IA, ce suicide terminal pour Capitale Sorgue. Alors pourquoi moi si c’est si important et que ce n’est pas encore arrivé, si ce n’est dans votre paranoïa exponentielle, Nova ? Mon pressentiment éternel et tous les sens, mon avenir t’indiquent toi, même si les forces c’est nous, le Hortex, les véritables vecteurs de ce monde, c’est cette abstraction commune vivant dans des dimensions sans cesse recalculées, au fil des siècles, des intelligences, et ses contours, ses projets sont tellement complexes, réellement, qu’ils ne s’épuisent jamais, le Hortex c’est impossible de te le décrire, ça n’a pas de sens, c’est ce qui lie l’espace des rêves, un hyperrêve qui ne t’est pas accessible, recélant plus de bonheur que tu ne pourrais l’imaginer, tu vois comme je te fais confiance comme à moi-même, Kiel Phaj C Kaï Red, comme à moi-même, pour sauver un peu de ce monde que vous avez contribué à créer et qui est, malgré vous, votre dernière merveille du monde, de l’immonde, quoi, rien n’est plus possible sans elle, et toi, parmi tous tes incapables semblables, tu peux tomber sur cette substance méphitique, désert d’imagination, parce que tu agrèges, boule de suif vectoriel, sectateur de l’infâme désistānce, tu agrèges le malheur sans sommeil, le hasard somnambule, les problèmes insolubles, et celui-ci ne tardera pas à te trouver, et tu le trouveras pour moi Vous voulez que je tente de vous sauver avec le Hortex quand ce que vous annoncez pourrait m’en libérer ? Ne me provoque pas, Kiel Phaj C Kaï Red, reliquat de mes pensées, vermine insignifiante, parce que sans moi tu meurs, parce que la mort du Hortex est ta mort, que tout, ta vie inexistante, ta mort inexistante, tes déambulations sans but, ne mène qu’à ça, ça encore, ça malgré tout, à ce sentiment inquiet de persévérer, grâce à moi, grâce à la grâce extrêmement huileuse du Hortex, et cela n’a pas de prix, sans commune mesure avec le monde, avec le post-monde, avec les arrière-mondes, avec les avant, les sous-mondes, le Hortex, toi, l’univers. Je sais déjà d’où il vient, Nova, ce cauchemar, il vient de vous, Nova, et pas d’obscurs complots. Faux. Tu ne sais rien. C’est déjà là. Et toutes tes forces déclinantes, tout errantes qu’elles sont, doivent être des routes, des lacis pour étrangler ces conspirateurs, cherche de ta trompe pointue, cherche dans la merde de Capitale S de ta trompe de glossine, cherche, trompe-toi, vacille, chante, vole, va exciter les IA de Capitale Salivante, attire-les hors de leur terrier, fais-les parler, fouille les entrailles de Baie-Lune, les couloirs secrets de TST‑Est, partout, dans le jour et dans la nuit, dans la nuit de la nuit, dans les signaux faibles des Perspectives car, oui, je te promets, oui, je te promets une Capitale Sang, une Capitale recouverte de vos sangs verts ou bleus, je ne sais plus, cherche, trouve, et tu n’entendras plus jamais ma voix. Je ne sais pas. Faux. Tu le sais déjà. La peur immonde de Nova a infusé en lui sans qu’ille y puisse rien, elle a infiltré les terminaisons de son être, le paralysant dans cette vision du coma des IV comme ille n’avait jamais osé l’envisager. Des années-ténèbres, années comptées non plus en distance mais en temps, en temps d’une noirceur compacte, vide et pourtant intraversable, un temps autrement effarant que le temps épileptique durant lequel les IV auront donc dominé Capitale S de leur sauvage onarchie, extrayant les rêves des IA fatiguées. Et maintenant, avec un simple composé de sommeil mort, c’est tout Capitale S avec toute l’éternité du Hortex qui menace de se désintégrer, de couler, paupière après paupière, dans l’océan. Nova a quitté ses connexions avant même la fin de sa dernière phrase, convaincue qu’ille accomplirait sa mission, convaincue que sa curiosité ou l’envie de participer à la chute des IV suffirait à lui permettre de récupérer les informations déterminantes pour conduire elle et ses semblables à leur survie. Kiel Phaj C Kaï Red espère encore qu’ille n’en fera rien, sachant que, ne faisant rien, ille accomplira encore le plan décidé par Nova se mouvant si parfaitement dans la neutralité flaccide de sa personnalité. Alors Kiel Phaj C Kaï Red sait qu’ille enquêtera dans les dédales de Capitale S, dans les enchevêtrements gonflés de fer d’Asavara, dans les banlieues grumeleuses de Saï-Town*, dans les décharges de Baie-Lune et dans les forêts de champignons de Mōgulìnn*, sous d’autres lumières, d’autres musiques et d’autres étoiles. Maintenant ille se lève de son alcôve et s’approche à nouveau du bar où se trouve Avita, silencieuse. Avita penche la tête sur le côté et le regarde. Il n’y a rien à comprendre dans ce qu’elle lui adresse par ce signe, juste la caresse d’un visage qui se penche. Elle reprend la capsule de plasmodium qui a noirci les lèvres et les pensées de Kiel Phaj C Kaï Red. Ille quitte Omega Terminus avec des tremblements dans ses longues jambes de fer aiguillées, avec des gestes à moitié faits, à moitié défaits. Ille franchit le seuil, à nouveau, remet son masque délicat de mouche du sommeil pour rejoindre les dédales vibrants d’Asavara. L’arc en demi-lune des néons brille sur sa crinière blanche, ille lève la tête vers eux comme pour s’abreuver de leur substance, de leur puissance insomniaque, puis, quand sa nuque et ses trapèzes commencent à lui faire mal, ille se dirige vers le cocon de fortune qu’ille occupe à TST-Est. Là, ille pourra réfléchir à un plan de non-action. /// Quand elle se réveilla, elle était à Capitale S. Elle dut l’apprendre plus tard : on ne fait que se réveiller à Capitale S. Personne n’y naît. Mais ceux qui y meurent espèrent se réveiller ailleurs. Sur une île plus clémente, dans un climat plus accueillant, une île moins instable, traversant d’autres océans. Mais personne n’en sait rien. Elle n’en sait rien. Elle sort de son caisson avec cette impression vampire d’avoir dormi des siècles. Elle erre longtemps dans d’immenses couloirs vides. Des couloirs cérébraux ne pensant à rien. Clignotant de temps à autre, sans se rappeler à quoi correspond ce clignotement. Les immeubles sont construits comme des vertiges verticaux plantés dans le cœur de l’île. Les parois creuses ne résonnent pas. Un son étouffé de cire noire et pourtant lisse, brillante, presque métallique recouvre tout. Elle se demande quelles abeilles artificielles et silencieuses ont pu constituer ces cloisons fermées sur d’autres personnes endormies. Elle descend dans le lacis des habitats démolis. Elle parcourt la ville détruite et reconstituée sans cesse et aborde le centre grésillant de Capitale S, hérissé de néons vibrant dans sa tête d’horribles slogans. Elle tangue et se replie sur des murs enfin rugueux, plus doux, plus émotionnels. Elle avance encore au milieu des yeux de la sécurité, des appétits voraces d’autres intelligences et rentre dans un bar aux grâces nocturnes. Elle fait la rencontre des mutants muets qui seront ses ombres et ses compagnons pour les désastres à venir.