En janvier, au début du cinquantième anniversaire de sa vie, Maddalenina jugea qu’était venu le temps de faire son premier enfant.
Elle consacra toute une nuit, plus trois heures après une aube pas particulièrement flambante, à réfléchir sur qui devrait être appelé à la féconder. À sept heures du matin, elle n’avait toujours pas choisi, mais elle eut une illumination quand les aiguilles de son horloge à coucou se placèrent toutes deux sur le chiffre neuf, qui lui avait toujours plu.
Quand sonna moins le quart, la petite porte éjecta l’oiseau empaillé qui brailla trois noms puis, vu qu’il avait fait du rab, se reposa jusqu’à la demie, escamotant l’heure.
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C’est toujours beau chez toi, dit Maddalenina en visite matinale sur le seuil de la cour de Maria Carta, la guérisseuse.
« Qu’est-ce qu’elle veut », pensa la femme sans l’inviter à entrer.
Je faisais un tour dans le coin et je me suis dit, Ce serait bien, à cette heure-ci, de faire un petit raisonnement avec Maria Carta.
« Elle n’est pas capable de raisonner. »
J’écouterai ce que toi tu penses, si tu veux pas parler.
« Les pensées, ça ne peut pas s’entendre. »
Tu restes là dans ta cour à regarder ton prunier tout sec.
Tu restes toujours là à regarder ce prunier tout sec.
« Il n’est pas sec. »
Je reviens demain.
« Il n’est pas sec. »
Maddalenina se réveilla d’une humeur divine, compta ses dents avec sa langue et constata avec un soupir qu’elle n’en avait perdu aucune cette dernière nuit encore. Elle s’assit à table pour le petit déjeuner et se prépara à tomber amoureuse. Elle saupoudra de sucre deux tranches de pain, pour commencer à apprendre à faire la gueuse juste ce qu’il faut, caractéristique relevée chez toutes les femmes qui avaient réussi à amener un homme dans leur lit. Elle comprit avoir tout à apprendre en la matière et elle ne disposait pas de beaucoup de temps. Elle était dans sa dernière année utile pour se reproduire, ensuite son sang fertile allait pourrir, comme c’était arrivé à sa mère, qui, cinquante années exactement après sa naissance, recueillit dans un sachet de lin ce qu’elle devina être sa dernière coagulation rabougrie, et l’enterra sous un quelconque figuier sauvage ; cracha sur la terre et, à Maddalenina qui était là, dit, Ne viens jamais prier là-dessus.
Ni sous le figuier, ni sur la dalle d’occasion qui recouvrit sa mère dix ans plus tard, plus quelques secondes dans lesquelles elle n’eut guère de peine pour dire adieu à la vie, Maddalenina ne perdit pas de temps à chercher une douleur qui n’existait pas. À quarante-deux ans, seule au monde, elle ne s’étonna pas d’être une orpheline heureuse, et, en ce monde, ne feignit pas trop de tristesse.
Le premier avantage qu’elle apprécia passionnément en vivant seule fut de pouvoir laisser la merde accrochée à son cul sans provoquer l’inspection du nez froncé de son ennuyeuse génitrice. Maddalenina aimait ses selles depuis le jour où, dans une conversation déjà en cours entre deux fenêtres, elle entendit que sa voisine du même âge, Amalia Coghe – enfant sans malformation aucune –, avait la nuit d’avant chié une bague que l’on croyait perdue à jamais. Chaque jour, après sa régulière séance aux cabinets, Maddalenina, pleine d’espoir, fouillait de ses doigts son fruit fumant, y trouvant seulement au printemps des noyaux de cerise, et en hiver des solitudes de journées constipées. Mais, espérant que quelque bague fleurisse dans le fumier entre ses fesses, elle veilla à laisser fertile, pour elle, le terrain. Elle mourrait sans bague au cul ni au doigt, Maddalenina, mais faute de le savoir, elle chia toujours dans une délectable espérance.
Contrairement au bas de son dos, elle portait une attention particulière à sa bouche. La grotte du bruit ou du silence, comme elle la définit un jour où elle n’avait rien de mieux à penser. À l’âge des dents de lait, elle s’examinait dans le miroir avec déjà un excès de mélancolie. Chaque fois qu’elle en perdait une, elle ne la mettait pas sous son oreiller pour y trouver le sou de la petite souris comme le faisaient beaucoup d’enfants. Par vengeance, elle la fracassait avec un caillou, car elle haïssait les abandons et le vide qu’elle se trouvait dans la bouche. Aux nouvelles qui poussaient, elle disait, Je vous chanterai les paroles que je connais, gardez-les bien pour vous toutes seules, ou bien je vous tue. Elle récompensa par la suite la fidélité de ses trente-deux gardiennes avec des bains de laurier et de racines de réglisse, ou, parcimonieusement, avec le sang d’une viande à peine cuite, avec des caresses généreuses, avec de minuscules palourdes d’estuaire à la saveur concentrée d’un début ou d’une fin de mer (pour dire la chose poétiquement).
Le sucre et le pain, qui avaient existé encore quelques instants auparavant sur la table, disparurent. Ce pain et ce sucre qui ont fini dans mon ventre sont défunts, dit à haute voix Maddalenina, émue par leur destin et par son inspiration qui lui avait semblé aiguisée. Elle regarda vers l’horloge murale, l’oiseau venait juste de chanter dix heures de mi-janvier.
Elle prit son parapluie et sortit.
Tu vois pas comme ça pleut ?
« Je ne suis pas aveugle, elle le sait bien », pensa Maria Carta, assise contre le mur de sa cour.
Corps mouillé, bientôt rouillé.
« Qu’est-ce qu’elle veut, encore ? »
Je dois procréer un enfant. Il faut que toi tu m’expliques la bonne façon de s’y prendre. Je veux faire un enfant moi aussi. Une fois j’ai entendu un ordre de don Palmerio, Aimez-vous et multipliez-vous. Mais après don Palmerio criait, Ne forniquez pas !, moi j’ai pas bien compris comment je dois faire pour être une table de multiplication. Qu’est-ce que c’est que ce mot forniquer ? C’est comme ça que moi aussi je vais avoir un bébé, en forniquerant ? Qu’est-ce qu’il y a de contraire entre aimez-vous et forniquez ? Ces curés, ils savent pas les expliquer les choses, ils s’énervent avec leurs mains toutes tremblantes. Quand j’ai fait ma première confession obligatoire et que je suis restée toute muette, ce don Palmerio a a dit, Jamais tu ne dois forniquer. Moi je lui ai un peu ouvert la bouche devant le nez, parce que je le comprenais pas. Lui il a continué, Tu ne dois pas faire ces choses-là en recherchant le plaisir, Ah bon ! que j’ai sorti, même que j’ai regretté ma familiarité. Alors il a dit, Cette vilaine chose dans laquelle une chose longue s’enfile…, alors j’ai compris : c’était faire des nabrons. Qu’il aille au diable don Palmerio, à moi le plaisir ça me plaît beaucoup ! Mais, Maria Carta, quand je passe mon crochet sur le fil c’est pas des bébés qui sortent mais seulement des nabrons ! Explique, toi qui n’es pas curé !
« Il faut que je la chasse. »
Tu es toujours là, assise assise à regarder ton prunier tout sec.
« Il n’est pas sec. »
Maddalenina, à nouveau dans la rue, fit de longues enjambées de chienne battue. Elle gémissait son ressentiment, Je dois apprendre vite fait.
Son petit allait naître dans un de ces mois qui ont l’été sur le dos et l’hiver déjà devant le nez. Elle n’avait pas de temps à perdre.
Les noms des trois hommes choisis par l’oiseau ne quittaient pas un instant ses pensées. Maria Carta était la seule capable de lui donner les instructions sur l’amour que sa mère disait, Sale comme ton cul ! Maria Carta, la seule avec laquelle Maddalenina avait quelque familiarité depuis la fois où elle était tombée dans un abreuvoir de pierre plein d’eau et s’était cogné la tête. Je me suis cogné la tête, avait-elle dit alors à Maria Carta la guérisseuse des os démis et des parapluies abîmés. La femme lui avait tâté le front et la nuque, C’est un coup qui ne peut avoir fait que du bien aux sornettes qui habitent dans ta tête, c’est ce qu’elle lui avait dit, et elle allait presque s’endormir entre ses mains, dans ce moment de plus grande familiarité passé avec un autre être humain, excepté avec sa mère cette fois où, petite, elle l’avait épouillée durant un été particulièrement propice aux parasites.
Elle sentit sa rage monter, incapable de rentrer chez elle. C’était trop tôt encore pour préparer le déjeuner. Du pain mis à tremper dans le lait, retourné dans la poêle et frit, c’était ça qu’elle voulait. Elle décida de prendre la rue des Balli et d’aller jusqu’à l’église Saint-Éphise pour s’offrir le petit plaisir d’en passer le portail et de crier, Cornard ! à don Palmerio, et puis filer, comme faisaient tous les autres, et Maddalenina voulait être comme tous les autres. Mais le mois d’avant le curé l’avait attrapée par les cheveux en lui demandant, C’est quoi les cornes ? C’est ce qu’ont les diables, lui avait-elle répondu. Et lui, Va-t’en chez toi.
Elle n’alla pas jusqu’à l’église, elle s’arrêta devant la maison de Peppica Madori qui avait un jardin avec des œillets qui toutefois en janvier ne fleurissaient pas. Au temps de la floraison, Maddalenina poussait toujours jusque-là, pour les faire sentir à ses dents. Chaque fois qu’elle la suprenait, Peppica Madori, craignant qu’elle ne veuille lui en voler, lui lançait des pierres et des injures et des Va-t’en chez toi !
Il pleuvait fort, personne ne traînait dans les rues. Les pins de la grande avenue bruissaient à chaque goulée d’eau que le ciel leur accordait. Maddalenina jeta son parapluie par terre, sauta trois fois dessus.
Arrange mon parapluie, le poids de l’eau l’a plié.
« Avec quoi elle va me payer. »
Je te donnerai mon dernier nabron.
Maria Carta ne posa pas la main sur le parapluie désarticulé, elle n’en manipula pas les fémurs, les poignets, les côtes.
Comment on façonne les enfants ? Il faut que tu me fasses la description.
L’eau ruisselait de ses cheveux jusqu’à ses mains. Une goutte s’accrochait à la pointe de son nez, le transformant en bec de rapace. Ses doigts osseux ne touchaient pas la toile du parapluie qui avait appartenu à la mère de Maddalenina, veuve d’un mari mort brûlé dans un champ de blé incendié par le soleil, avant la naissance en septembre de Maddalenina, accueillie par le grognement maternel, Va-t’en !
Maria Carta ne prononça aucune formule mais le parapluie s’ouvrit dans l’air, en bon état, répandant encore plus d’eau sur les deux femmes trempées dans la cour, et sur le prunier.
Je dois aller chez les trois hommes que je sais pour demander, Tu veux t’accoupler avec moi ?
« Le froid n’est pas différent de tous ceux que j’ai connus, pas plus intense que celui qui habite mon thorax quand j’observe d’ici ma maison, où les souvenirs se rabougrissent en souffrant. »
Je sais que je dois écarter les jambes, mais après ?
« Les souvenirs, à l’air libre, me semblent vivre plus légèrement. Ils ne disparaissent pas, ils aiment se nicher sur le prunier, à côté des fruits et des feuilles et des volées d’oiseaux du passé ; sur chaque histoire que l’arbre a écoutée, des amies qui racontaient, des ennemies qui mentaient, de mon fils perdu à la guerre. De mon mari mort qui dormait ou qui dormait, mort. »
Quels mots je dois dire quand on fait la chose que font les amoureux, pour les faire rester tout contre moi ?
« Il n’y a guère que ceux qui se souviennent encore de moi, maintenant, pour venir se faire remettre les os en place. Des vieux, qui me les font voir en demandant un peu de compassion pour s’être cassés, comme ça, sans avoir fait d’efforts.
Je touche leurs os et j’y lis la poussière proche et définitive. J’évite de croiser d’autres yeux, au cas où on pourrait mal interpréter mon regard amer.
Je n’aime pas entendre des voix lassées par les mots d’un vocabulaire de plus en plus essentiel : douleur, peur, absence. Mieux vaut les taire. Mais entre vieux il n’y a pas de dialogue : ils répondent durement, ils remercient s’ils n’ont pas le choix, ils voudraient ne pas assister à la moindre manifestation d’un souffle glouton et pas par jalousie, non pas par jalousie. Ils voudraient au moins éviter le reflet d’une vieille illusion, quand ça semblait qui sait quoi, la vie. Arrivé à ce point de désenchantement, on peut être capable de ne craindre aucun enfer posthume. »
Tu crois que je devrais m’acheter une jupe avec chemisier assorti pour les attraper ?
« Les couchers de soleil, quand on en a vu tellement, paraissent incolores. Les aubes accordent la terreur que ce pourrait être la dernière. Et il n’est pas beau de voir, pour qui ne sera plus jeune, l’effort d’une peau lisse, tandis que, essoufflée, elle sait encore arriver quelque part, et soupirer, Me voici, j’existe.
Et alors ? De toute façon, on finit par se briser les os, à la fin, et on me les apporte à moi, Maria Carta, sorcière d’os et de parapluies. Pour avoir au corps une douleur en moins, même légère, par rapport à d’autres incurables. Pauvres moribonds ! »
Je dois me mettre du parfum à la violette derrière les oreilles ?
« Si au moins, dans ce jeu, la possibilité était donnée, à minuit, de pouvoir revivre la journée ; un autre choix, pour ce qui ne nous a pas plu. »
Ça serait bien que je regarde comment ils le font, les chiens ?
« La vie devrait nous en donner deux, des possibilités. La première juste pour apprendre, et l’autre pour exister en comprenant. »
Je devrais mordre et aboyer ?
« La mort, on y arrive certains d’avoir raté presque tout, et il n’y a personne à qui demander pardon, même pas à nous-mêmes, ou à supplier. Maintenant, j’ai compris, je ne me tromperais plus, si vous me laissiez réessayer…
On meurt avec un poids immense sur les épaules, c’est pour ça que les os se cassent tout seuls. »
La Sainte Vierge, elle s’est débrouillée toute seule, sans contributions, mais pour moi elle y a pas pris de plaisir.
« Mon arbre est sec pour qui ne sait le voir au-delà de l’écorce. »
Moi c’est pas que j’y croie beaucoup à cette histoire du Saint-Esprit.
« Le prunier existe comme moi j’existe : ce ne sont pas les feuilles et les fruits qui font une vie. »
Deux ou trois fois je l’ai appelé, Viens viens dans mon lit, Esprit.
« Il faudrait que je parle. Je n’étais pas comme ça avant.
Je n’ai pas réussi à rester la même. On change dans l’apparence, on se prépare à ne plus avoir de beauté, à retourner à la terre, à être oubliés. Combien ont oublié le goût de mes prunes ? Tous. Moi-même j’ai du mal à m’en inventer le souvenir. Mais peut-être que c’est un goût de pêche. Et pourtant elles ont existé, aussi rouges que des langues, aussi grosses que des poings. Moi qui dansais, qui s’en souvient ? Et celui qui m’a prise dans l’herbe, tout excité, depuis combien de temps est-il écrasé par une croix ? »
Bon, moi je m’en vais, ici je vais attraper la crève. De toute façon, t’es rien qu’une momie toute mouillée.
« Qu’est-ce qu’elle veut ? »
Tu dois me conseiller sur le sujet de faire des enfants. Ça fait une heure que je parle et toi l’eau va te laisser toute décharnée sur ta chaise.
« C’est prier la Vierge, qu’elle devrait aller. »
Je pensais, tu crois que la Sainte Vierge saura me mettre sur le bon chemin ?
« Va-t’en chez toi, je devrais hurler, peut-être que sa tête se remettrait en place. »
Rentre à l’intérieur, t’es toujours comme ça, assise, à rien dire, à fixer un tronc sec.
« Il n’est pas sec. »
Il est sec.