Bestiaire de lumière
Plongée dans les aventures lumineuses du vivant
lucioles n°1 – Jeremie Brugidou
Bestiaire de lumière.
Plongée dans les aventures lumineuse du vivant
22 août 2025
Taille : 140 mm / 200 mm – 264p. – 21€
ISBN : 978-2-37756-232-9
Interroger notre rapport à la lumière en allant à la rencontre de la lumière vivante
Et si éclairer le monde nous empêchait de le voir ? L’homme n’a eu de cesse de faire de la lumière une affaire individuelle, qui serait la manifestation de son génie. Pourtant, pour la plus grande partie des êtres vivants sur notre planète, la lumière est une affaire collective où se multiplient les relations lumineuses comme autant de formes d’attention à l’autre, allant de la simple observation à la symbiose. Si finalement nous avions raté quelque chose dans notre rapport à la lumière ?
C’est en partant de ce paradoxe que Jeremie Brugidou élabore une véritable étude du comportement de la bioluminescence, qui nous permettrait de repenser la relation que nous entretenons à la lumière. Avec son Bestiaire de lumière, Jeremie Brugidou plonge dans les profondeurs obscures de l’océan à la rencontre de ces lumières vivantes et mystérieuse et nous invite à repenser la place que nous prenons dans le monde.
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« Dans les profondeurs, pour percevoir ce monde, il ne faut pas éclairer davantage, mais apprendre à regarder autrement. »
La zone des océans située 200 mètres en-dessous de la surface abrite la plus grande communauté de vivants de la planète. Dans la « twilight zone », là où les rayons de soleil ne passent plus, dans ce qui nous apparaît comme une obscurité totale, des bactéries, crevettes, méduses, poissons, forment un bestiaire aux lueurs hypnotiques.
Si on y allume une lampe, on ne voit plus rien d’autre que le reflet de notre propre lumière dans les particules en suspension. Alors si l’on veut prendre conscience de ce qui nous entoure, il faut tout simplement éteindre la lumière et laisser les lumières vivantes révéler toute la vie qui s’y déploie et les relations qu’elles permettent. Bienvenue dans le monde de la bioluminescence.














Introduction : abysses contre cieux
Les vagues dans la nuit rayonnent d’un éclat bleuté presque surnaturel. Dans l’écume, des étincelles volent en éclaboussures répétées. La mer est habitée d’un feu froid qui fait surgir une attention nouvelle. Je place mes paumes en forme de coupelle et récupère un peu d’eau de mer. Des cristaux bleus apparaissent et disparaissent, se déplacent, fusent. Des êtres presque invisibles s’activent, vivent toutes sortes de drames, dans la mer intérieure de mes mains. Sous mes pieds, dans le sable humide, les traces sont détourées par une ligne bleue identique à celle qui marque la limite du ressac de l’eau. Derrière moi il semble qu’un fantôme aux pieds bleus me suit lentement, pas à pas. Ou alors c’est la voie lactée tout entière qui visite la Terre le temps d’une nuit, et l’une de ses branches est déposée à mes pieds, jouant avec les brassages de la mer. J’y plonge. Les yeux grand ouverts ne voient que scintillement dans l’obscurité. Nu dans le noir, percuté de flashs minuscules, je nage vers le fond sableux. Je tente, tel un poisson plat, de me fondre dans le sol, les yeux rivés vers la surface qui fait vibrer autrement les étoiles. Le monde reprend soudainement pour moi sa parure d’enchantement, que trop souvent j’oublie. Des frétillements de lumière percutent ma peau de toutes parts. Dans ces petits gestes lumineux d’espèces que je ne connais pas et ne rencontrerais (probablement) jamais vraiment, je pressens une immense exploration et un profond bonheur. Celui je crois, de sentir un contact, une prise de contact, sans but, sans explication, sans compréhension, simplement un premier contact, toucher et être touché·e, se donner mutuellement une importance éphémère, puis merci pour tout et bonne chance.
Quelques instants avant, je marche sur la plage sous un ciel sans lune, et par automatisme, je m’éclaire avec une torche, comme si j’avais absolument besoin de voir où je mettais les pieds. Alors, je ne vois pas les petites lueurs bleues qui se manifestent derrière ma projection de lumière, dans la mer. Autour du halo de ma lampe, tout n’est que noir, vide, sans importance. Comme ce spot de lumière sur une scène de théâtre (qu’on appelle « la poursuite ») qui suit le personnage ou l’action principale afin de cibler l’attention : autour c’est secondaire. La lumière détoure la zone d’importance, mais elle produit également une fermeture de la rétine, réaction de l’œil qui se protège, qui fait entrer moins de lumière. Premier effet de la lumière : isoler une scène en concentrant l’attention sur la zone éclairée ; deuxième effet : isoler le sujet voyant par un effet physiologique de fermeture de la rétine, une invisibilisation donc produite à même le corps. Le fait d’éclairer nous transforme ; paradoxalement en éclairant pour voir mieux, on crée également un hors-champ, toute une zone que l’on voit moins, voire pas du tout. En éclairant continuellement nos trajets dans l’obscurité et toutes nos histoires humaines, on ne permet plus à nos yeux de percevoir la richesse de l’obscurité et ses formes de présence autres. Les fantômes ont disparu sous la lueur des lampes. Quelle est au juste l’étendue de ce que nous avons perdu avec la généralisation de l’éclairage électrique ? Il est courant au sujet de la bioluminescence de convoquer l’image de vagues lumineuses en bord de plages du Pacifique ou l’expérience étincelante d’un bain de minuit en Méditerranée l’été. Dans les deux cas la lumière est produite par des planctons, des dinoflagellés, qui produisent un flash très intense de lumière lors d’une stimulation mécanique. Sans doute un effet de protection, mais qui a aussi l’effet secondaire de produire de véritables scènes d’émerveillement pour une espèce vivant sur des échelles d’espace et de temps très différentes, l’humain. Pour peu que ce dernier accepte d’éteindre ses projections lumineuses et de se laisser éclairer en retour, par d’autres formes de lumière. Depuis le lycée et jusqu’à aujourd’hui je me passionne pour le cinéma, que j’étudie et pratique entre autres activités de recherche et de création. Au cinéma, c’est la lumière qui me fascine, sa matérialité, comment elle interagit avec les corps, comment elle produit un corps spécifiquement cinématographique, ce qu’on appelle parfois la photogénie, autrement dit la luminosité particulière qui émane d’un corps. Je trouve cette qualité de lumière dans le cinéma de David Lynch, Maya Deren, Pier Paolo Pasolini, Roberto Rossellini, Stefan Dwoskin, Naomie Kawase… Je ne pense alors pas du tout à la bioluminescence, je ne connais même pas le terme, mais elle est déjà là, en arrière-plan : la fascination pour les corps qui émettent leur propre lumière. Depuis 2022, dans le cadre d’une résidence de recherche-création sur trois ans à l’Iméra (Institut d’études avancées d’Aix-Marseille-Université), je collabore avec des microbiologistes du MIO (Institut méditerranéen d’océanologie) pour produire des interprétations de la bioluminescence. Je crée des œuvres lumineuses, des sculptures vivantes avec des bactéries bioluminescentes provenant des fonds marins, pour inviter à des interactions multi-espèces autour de la lumière. Les travaux d’architecture prospective menés par Olivier Bocquet (Rougerie+Tangram) ont été une source d’inspiration importante. L’architecte a imaginé un laboratoire scientifique de grande profondeur (Biolum Lab) dans un canyon sous-marin et abritant une communauté de chercheurs. Ce laboratoire est construit en forme de sphère afin de résister à la pression et fonctionne en autonomie grâce à une intégration sensible dans l’écosystème. Il permet à des humain·es de survivre à ces profondeurs inhumaines tout en constituant une pouponnière de vie pour les organismes sous-marins locaux. Je reprends l’idée de la sphère bioluminescente et veux lui donner une matérialisation. Mon projet se construit alors en étroite collaboration avec le MIO qui cultive une espèce précise de bactérie bioluminescente, Photobacterium phosphoreum ANT-2200. Elle est la première bactérie lumineuse de l’océan profond dont le génome a été séquencé et démontre des capacités d’adaptation impressionnantes : conditions de pression, d’oxygénation, de température… C’est l’équipe qui m’accueille, l’équipe de Christian Tamburini, qui la découverte dans les années 2010 en Méditerranée à 2 200 mètres de profondeur. Dans ses labos, je me procure les souches bactériennes, ainsi que tout le matériel nécessaire pour la création des cultures. Je me familiarise alors avec les manipulations en laboratoire et le rigoureux protocole scientifique qui me permet de faire se développer les bactéries à l’intérieur d’une surface sphérique. Je me mets à fabriquer des planètes bleues avec des bactéries lumineuses et à les placer sous la mer. Je précise que je ne suis pas biologiste ; j’ai l’habitude de me présenter comme artiste-chercheur : j’ai un doctorat en sciences des arts, je m’inscris plus généralement dans le champ de la recherche en humanités environnementales, en particulier maritimes, et surtout je pense par la création artistique : cinéma documentaire, vidéo, photo, installation, écritures. Au MIO, je dialogue et expérimente avec des microbiologistes de l’océan profond. Mon propos ici n’est ni une vulgarisation des savoirs scientifiques sur la bioluminescence, ni un traité savant sur la biologie marine. Pour autant, ces deux dimensions sont présentes, et nourrissent une réflexion plus générale sur les relations qui se construisent par l’intermédiaire de la lumière, au sein de nos sociétés ultra-lumineuses, et plus largement au sein des multiples socio-écosystèmes où la lumière est centrale – en premier lieu – dans l’océan. Je ne suis pas microbiologiste, mais je pratique des manips de labo, élabore des protocoles expérimentaux, manipule des bactéries bioluminescentes. Je m’installe un atelier de fortune au sein du labo du MIO dans une chambre isotherme (19°), où je cultive des bactéries. Elles émettent une lumière d’un bleu particulier, entre 470-490 nm, la longueur d’onde la plus commune pour la bioluminescence sous-marine. Je place des bactéries dans des sphères transparentes, dont je sculpte la surface interne avec une matière nutritive gélosée, produisant des topographies variées sur lesquelles se développent les bactéries. Leur concentration est suffisamment importante pour que leur lumière soit visible à l’œil nu humain. Ces sphères font 40 cm de diamètre, j’en produis une douzaine, et le 8 juin 2022 – Journée mondiale des océans -, je les place sous l’eau, à 50 mètres du bord de la plage des Catalans à Marseille, la nuit. Je pars sur le bateau scientifique du MIO/OSU-Pytheas, avec deux plongeurs. On s’arrête au-dessus du Musée subaquatique de Marseille où nous allons arrimer les sphères aux socles des dix sculptures présentes en permanence à environ 5-7 mètres de fond. Les sphères étant pleines d’air, elles flottent et résistent à l’immersion. Il faut 70 kg de lestage pour équilibrer leur flottaison et les amener vers le fond. Mon terrain prend alors une nouvelle dimension avec cette image qui me saisit. Une sculpture dans l’obscurité faiblement éclairée par une lueur bleutée. Des sphères qui émettent un halo bleu, comme notre planète dans le vide noir de l’univers. J’avais aussi en tête l’image de cette célèbre photographie de la NASA – Earthrise ou « lever de Terre »– prise depuis l’orbite de la Lune lors de la mission Apollo 8 (1968) : une sphère bleue à moitié dans l’ombre, au milieu d’un vaste espace sombre ; et le renversement qui s’opère entre les astres : dans cette image, c’est notre planète qui se meut par rapport au référentiel lunaire. Avec mon œuvre, je voulais produire trois effets : 1) la vision d’une beauté fragile dans un univers indifférent ; 2) un renversement de perspective ; 3) un espace potentiel de rencontre multi-espèce. Autour de ces planètes, j’imagine que gravitent des poissons et des humain·es, attiré·es les un·es et les autres par cette présence à la fois fragile et déterminée. D’un point de vue théorique, j’ai étudié la bioluminescence sous de très nombreux aspects depuis 2015 avec ma thèse, j’ai décrit ses approches scientifiques tout en découvrant et proposant ses dimensions esthétiques, philosophiques et anthropologiques. J’ai en particulier analysé son rôle dans l’histoire et l’écologie des images, notamment de cinéma. Avec cette installation, j’ai voulu mettre en pratique certaines de mes intuitions, notamment sur ce que j’ai défini comme une « communauté inter-spécifique » qui se forme autour de la lumière. Aucune espèce ne vit isolément des autres, l’humain y compris. La biologiste Lynn Margulis rappelle que nos cellules « humaines » ainsi que notre atmosphère tout entière sont le résultat d’une intense, très lointaine et constante activité microbienne qui maintient l’équilibre en oxygène à 21 % : autrement dit, « une régulation cybernétique de la surface de la Terre par des êtres non intelligents. » Avec ces petites planètes bactériennes suspendues dans la nuit de la mer, je suggère en écho à Lynn Margulis, que notre planète singulièrement bleue est le fruit d’une longue et ancienne co-création. Son unicité fragile est palpable, et pourtant elle agrège une force vivante qui a perduré dans le temps. Ces échelles sont réunies par l’expérience de la lumière. Entre le télescope et le microscope, notre accès aux dimensions habituellement invisibles est rendu possible par une réorganisation de la lumière. On voit les objets grâce à la lumière, certes, mais on voit aussi la lumière elle-même telle que réordonnée par le jeu de ses trajectoires, à travers l’air, l’eau, et tous les dispositifs optiques inventés pour la domestiquer : miroirs, lentilles, etc., ses effets de réflexion, de réfraction, de diffraction. Autrement dit, la lumière aussi est une matière, elle se tord, elle chemine, elle fait partie de notre monde, elle n’en constitue pas uniquement l’arrière-plan abstrait qui rend notre monde visible et intelligible. La lumière est le visible en train de se déployer, en train de se formuler. Dans ma proposition immersive, on fait l’expérience de la lumière comme le sujet à observer, et non pas comme ce qui permet de voir d’autres choses, d’autres sujets. Si on allume, on perd l’œuvre, la bioluminescence disparaît sous le voile de la lumière blanche. D’ailleurs, j’imagine que le groupe d’apnéistes est peut-être passé à côté d’une partie de l’expérience puisqu’ils n’ont jamais tout à fait éteint leurs lumières, cherchant à éclairer ce qui l’était déjà. De manière provocante, je pourrais dire que nous ne voyons jamais la lumière. Si nous regardons le soleil nous nous brûlons la rétine et ne reste qu’un point noir au centre de la vision (le « soleil noir » de Gérard de Nerval). Si nous regardons une ampoule nous restons aveuglé·es (le seul moyen de défense du photographe joué par James Stewart dans Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock). Nous voyons les effets de la lumière sur les corps : la réflexion, la diffraction, la réfraction ; mais nous ne voyons pas la lumière dans sa propre matérialité. La science optique elle-même a du mal à voir la lumière. Tantôt particule photon quand on l’observe avec un appareil optique (comme tous ces appareils photographeurs), tantôt onde lorsqu’on la mesure (longueurs d’onde). Elle est indistinctement onde et particule selon l’instrument, soit deux régimes physiques incompatibles au même instant. L’historien des sciences Vasco Ronchi confessait encore dans les années 50, après une étude complète consacrée à la lumière, que celle-ci demeure « un “quid” très évanescent ». Le cinéma est un des seuls outils qui permet de voir la lumière elle-même en acte : à plusieurs reprises, les cinéastes donnent à voir directement la matière photographique de l’image (les signes de la lumière), en travaillant sur la matière pellicule, les corps, les trajets de la lumière (Maya Deren, Stan Brakhage, Carolee Schneemann, Bill Viola, pour ne citer que quelques exemples). Cependant, alors que Brakhage donne à sentir la lumière et notre si funeste désir pour celle-ci par son passage à travers des corps de phalènes mortes collées sur la pellicule, j’ai l’intuition que l’expérience luminescente, l’expérience concrète de la lumière, doit plutôt se faire avec des organismes vivants, en observant leurs comportements lumineux. Les créatures bioluminescentes transforment l’expérience visuelle humaine en expérience multi-espèce : les événements visuels deviennent de véritables signes, porteurs de significations autre-qu’humaines. En tant que théoricien de l’image, j’ai l’habitude de considérer les films et les images comme des terrains, comme des champs d’exploration sensible. Je me rends compte que je ne sais pas vraiment ce que pourrait être une image de la lumière elle-même, tout comme je ne sais pas ce que serait une image de l’obscurité absolue. Dans les deux cas, les conditions de l’image telle que nous l’entendons n’existent pas : aucune scène éclairée (un fond) sur laquelle puisse se détacher un corps (une figure) qui absorbe et réfléchit la lumière. Dans les profondeurs de la mer, dans l’océan obscur, dans ce qu’on appelle communément « les abysses », un début de réponse émerge pour augmenter ce que j’appelle notre imaginaire d’image, notre capacité à perpétuer notre richesse intérieure d’image, notre biodiversité mentale. Dans l’océan obscur, il y a seulement du noir ponctué de flashs, de zigzags lumineux éphémères, de nuages vaporeux, de viscosités solubles, temporaires, véloces et non-éclairantes. Seulement de la matière-lumière qui fait événement sans faire scène ; seulement des corps qui se meuvent, exultent, ressentent, frissonnent, désirent, tempèrent, en lumière, chaque émission étant une affaire de vie et de mort. Pour moi, qui ne joue pas ma vie, j’y repère des directions pour l’imaginaire, des premières projections pour penser des images impossibles de l’obscurité complète ou de la lumière vue pour elle-même, en tant que phénomène du monde. Les abysses vivantes sont inaccessibles, invisibles et encore largement inconnues. Elles n’en sont pas moins menacées par nos activités et nos appétits énergétiques, nos surproductions, pollutions et exploitations de toutes sortes. Elles sont menacées par nos imaginaires de conquête et d’écosystèmes rentables, utiles, par l’imaginaire d’une planète à notre service, en attente d’utilisation. L’océan obscur et sa luminosité singulière est une opportunité d’enrichir notre imaginaire, il est une nurserie d’images pour repeupler nos mondes intérieurs. Dans une perspective plus anthropologique, je dirais que nos lumières sont des formes de familiarités : elles nous éclairent (au sens propre comme au sens figuré), nous rassurent, nous orientent, nous enveloppent. Nous n’imaginons pas notre monde sans nos lumières comme source d’éclairage. L’image primordiale de notre pensée semble être : éclairer l’obscurité par la lumière humaine pour pouvoir habiter le monde. Et pourtant. Et si au contraire, nos lumières nous empêchaient d’accéder au monde ? Et si quantité d’interactions étaient compromises par notre principe de surexposition ? Et si nous n’avions jamais vraiment bien compris ce qu’était la lumière ? Il me semble que l’on est encore prisonnier·e de deux assignations : la lumière comme abstraction (image de l’intelligence, du génie proprement humain) et la lumière comme instrument (éclairage). Peut-on considérer la lumière autrement que par la double impasse de la métaphore de l’exception humaine (l’Esprit) d’un côté, et l’usage purement fonctionnel (s’éclairer) de l’autre ? Les créatures lumineuses peuvent-elles nous enseigner quelque chose à propos de nos relations à la lumière, aux autres créatures, au monde ? Habituellement l’étrangeté est du côté de l’obscurité. Je renverse l’approche et place l’étrangeté du côté de la lumière : la considérer comme une étrange créature et d’étudier les comportements, gestes, interactions, modalités figuratives, cognitives et affectives de cette entité méconnue. Autrement dit, je fais une éthologie, comme on étudierait les comportements d’un animal méconnu. Je considère ici la lumière comme une bête bizarre, à propos de laquelle existent beaucoup de malentendus. Elle est partout visible et pourtant rarement vue. Comment faire de la lumière – ce socle de notre familiarité rassurante (la lanterne, la veilleuse, le bout du tunnel) –, une inconnue, une altérité perturbante, afin de l’observer avec un regard neuf et curieux ? La bioluminescence permet une telle éthologie : elle est la lumière qui agit, pâtit, informe et transforme. D’un point de vue purement scientifique, une éthologie (au sens classique du terme) des créatures lumineuses sous-marines n’a jusqu’à présent jamais été menée : on n’a jamais pu observer sur un temps long le comportement d’une méduse bioluminescente in situ. Cependant, une éthologie (au sens moins classique que je lui donne) de la lumière elle-même est possible en traquant ses manifestations à travers une trajectoire éthologique qui ne se concentre pas sur un seul type de corps, mais qui passe par différents corps, afin de pister les manifestations incarnées de la lumière. À condition que l’on accepte de modifier nos modes d’attention, nos critères sélectifs, nos compagnonnages habituels. Dans ce livre, j’imagine une science des comportements de la lumière et de ses modes d’expression à travers des figures qui l’incarnent. Celles-ci peuvent être biologiques ou non, faire partie de notre réel ou non : il s’agit bien de montrer que la lumière traverse ces catégories. La bioluminescence est une lumière saisie dans des processus vitaux et sémiotiques. Décrivons d’abord un peu plus précisément comment la science décrit la bioluminescence. Cette dernière est la capacité d’un organisme vivant à émettre des photons à partir d’une réaction physiologique. Ce n’est donc ni de la fluorescence (transformation d’une longueur d’onde reçue en une longueur d’onde inférieure ), ni de la phosphorescence (réémission d’une lumière après exposition à la lumière par chimiluminescence du phosphore), ni de l’électroluminescence (aurores boréales), ni de la triboluminescence (cristaux). La bioluminescence peut être réalisée directement par l’organisme lui-même (comme les lucioles et la majorité des espèces bioluminescentes) ou, plus rarement grâce à une symbiose bactérienne (comme la baudroie abyssale de Johnson, Melanocetus johnsonii, poisson monstrueux des abysses à la mâchoire démesurée surmontée d’un leurre lumineux, rendu célèbre par le film d’animation Le monde de Némo, et très rarement filmée vivante, dernièrement en janvier 2025 lors d’une rencontre exceptionnelle proche de la surface au large des Îles Canaries). La bioluminescence est décrite très tôt dans les textes de l’Antiquité (sous le terme de phosphorescence), elle semble être présente dans divers mythes anciens de par le monde, mais elle ne surgit dans le domaine scientifique qu’à la fin du xixe siècle lorsque l’océanographie s’invente et prouve l’existence d’une vie au-delà des zones sous-marines éclairées par le soleil. Les sondages en grande profondeur par les expéditions telles que celle du Challenger (1872-76), avec à son bord le célèbre biologiste Ernst Haeckel dont nous reparlerons, remontèrent des espèces inattendues des grands fonds, dont plusieurs avec des lanternes surprenantes. C’est alors que le principe mécanique de la bioluminescence est mis en évidence : une réaction d’oxydation d’une protéine par une enzyme en présence d’oxygène, est commune à l’ensemble des espèces. La réaction biochimique précise (notamment le type de protéine impliquée) a varié de manière indépendante plus de cinquante fois dans l’histoire de l’évolution des espèces. Autrement dit, l’évolution a opté pour la bioluminescence à plusieurs reprises comme solution optimale pour communiquer dans l’océan. Cette ancienneté et cette évolution diversifiée signalent ainsi un même phénomène ancestral réunissant la majorité des espèces, peut-être aussi primordial que le développement de la faculté respiratoire et motrice. La science suppose aujourd’hui que la bioluminescence serait apparue dès le règne des premiers organismes unicellulaires il y a 3,5 milliard d’années. Cependant, la biologie évolutive date l’apparition des yeux complexes autour de – 600 millions d’années. Il n’y avait donc pas d’yeux pendant très longtemps pour voir cette lumière. Ce sont de probables photorécepteurs non oculaires qui ont émergé et co-évolué en parallèle – prémices des fonctions de vision. La bioluminescence aurait-elle « déclenché » par inadvertance un « désir » de voir dans le vivant, faisant progressivement « pousser » des yeux ? C’est une hypothèse non validée par l’état actuel des connaissances scientifiques, mais elle m’intéresse car elle résonne avec l’évidence écologique que la bioluminescence attire l’attention de nombreuses espèces, aussi différentes soient-elles qu’un phytoplancton doté d’yeux à haute résolution, une sépiole avec une photosensibilité dermique, ou un humain avec une caméra à haute sensibilité. Pourtant la bioluminescence n’est pas nécessairement destinée à être vue et elle peut recouvrir d’ailleurs des usages internes à l’organisme aussi éloigné de la vision que la réparation de l’ADN. Les protéines impliquées dans son fonctionnement ont dérivé par hasard depuis des versions antérieures avec des fonctions entièrement décorrélées de la production lumineuse. Un vieux phénomène que la bioluminescence en tous cas, et très commun dans l’océan. La quantité d’organismes luminescents est telle dans l’océan qu’il s’agit probablement, en termes de biomasse, du mode de communication le plus répandu de la Terre. La bioluminescence est répartie sur l’ensemble de l’arbre du vivant à partir d’un schéma commun, mais aux branches évolutives indépendantes. La phylogénie désigne l’étude des liens de parenté entre les organismes vivants : l’histoire de la souche, communément représentée sous la forme d’ « arbre de la vie » sur lequel sont disposées les grandes familles ou taxons. Dans l’océan, la plupart des groupes taxonomiques ont une branche bioluminescente, hormis les mammifères : poissons, céphalopodes, crustacés, gastéropodes, ostracodes, annélides, planctons, cnidaires, cténaires, mollusques, bactéries, etc. Sur la terre ferme, la tendance s’est moins développée, sans doute à cause de l’omniprésence de la lumière atmosphérique et donc la tendance à l’opacification des corps pour se protéger du soleil, mais on trouve à part les lucioles d’autres coléoptères, des vers de terre, des champignons, aucune plante cependant, aucun animal terrestre. La répartition de la bioluminescence dans le vivant est parfois représentée par l’image d’un grand tableau noir sur lequel les noms des différents groupes vivants auraient été écrits. Puis quelqu’un y aurait jeté une poignée de sable, et les grains auraient hasardeusement désigné telle ou telle espèce comme lumineuse. Dans l’océan, la bioluminescence est un mode de communication lumineux, dont la science commence à pouvoir décrire certains des mécanismes, mais dont on ignore tout des implications éthologiques, c’est-à-dire du sens qui est construit à partir de ces lumières par et pour les organismes eux-mêmes. Le fait que la bioluminescence ait joué un rôle évolutif si essentiel (en témoignent la diversité et la richesse des stratégies, des formes et des sensibilités) montre à quel point sa signification, la capacité de recevoir cette information lumineuse et de faire des choix par rapport à celle-ci, revêt une importance décisive. La bioluminescence est une invention issue de la longue coévolution du vivant pour communiquer au-delà de la barrière de l’espèce, au-delà de la barrière des éléments (on la retrouve partout dans la mer, mais aussi sous-terre, sur les sols, dans les airs), au-delà de quelles autres barrières encore ? Les observations scientifiques ont recensé un certain nombre de fonctions, autrement dit d’utilités biologiques, mais cette dimension fonctionnelle épuise-t-elle le sens de ce phénomène ? Et si, comme le suggérait le zoologue Suisse du xxe siècle, Adolf Portmann, la survie biologique n’était qu’un moyen pour l’organisme de faire durer un peu plus longtemps son expérience sensorielle du monde, autrement dit, de vivre au-delà du purement fonctionnel ? Portmann envisageait que le vivant s’épanouisse pleinement dans le « domaine lumineux » : Dans un horizon élargi, le non-fonctionnel peut également trouver place ; il appartient au domaine lumineux : c’est une « apparence dans la lumière ». L’étude physique des particules et des processus élémentaires nous rappellent que ce domaine lumineux, où les choses peuvent tout simplement « apparaître » au sens originaire du mot, pose aussi constamment des questions nouvelles au physicien. Qu’est-ce donc que la créature-lumière aurait à nous raconter de nos manières d’apparaître, d’être au monde, de communiquer, de recevoir et d’émettre une information, de la traiter, d’entrer en relation avec l’altérité ? Dans quels « domaines lumineux » sommes-nous pris : captivé·es, capté·es et capturé·es ? et qui prenons-nous dans nos domaines lumineux ? Gilles Deleuze disait qu’il n’y avait rien de plus terrifiant que d’être pris dans le rêve d’un autre ; le domaine de la lumière est un champ de prise. Des bactéries font de la lumière par elles-mêmes, mais nous ne savons pas si elles perçoivent leur lumière ou celle des autres. Elles émettent une lueur dans l’immensité obscure impliquant une dépense d’énergie colossale. Quel est l’objectif poursuivi, visiblement si indispensable à leur existence ? Selon l’hypothèse communément admise, les bactéries s’illuminent dans le but de se faire engloutir et ainsi de pouvoir loger et se développer dans des intestins et se faire transporter ailleurs. On retrouve régulièrement des planctons dont les intestins sont lumineux, et qui, par effet de transparence des tissus, deviennent (involontairement ?) lumineux à leur tour. Dans l’obscurité gigantesque de la mer (environ 75% de la surface terrestre, 3 800 mètres de profondeur moyenne, obscure à partir de 200 mètres, Ce bestiaire invite à prendre le temps d’observer la lumière à travers des incarnations successives, afin de revoir avec un œil nouveau, autrement photosensible, un phénomène tellement commun qu’il est devenu imperceptible : à quelles occasions voyons-nous la lumière ? Le cinéma est une tentative de faire voir la lumière en action. Derrière et devant l’histoire qui se déroule à l’écran, la lumière raconte ses aventures de matière vibrante. Il nous faut donc rendre perceptible la prise de forme de la lumière, se réhabituer à voir l’apparition de la lumière. Il nous faut adopter une perspective cinématique ou sous-marine, deux espaces qui se sont organisés autour d’une photogénie : émergence et intelligence de lumière. Voir l’activité de la lumière prend du temps. C’est la leçon du cinéma et la leçon des organismes sous-marins. Il faut un temps pour être photosensible (sentir et ressentir la lumière) et un temps pour être photogénique (produire la lumière). Un corps collectif de bactéries bioluminescentes prend plusieurs heures (entre 6-8 heures) à devenir lumineux pour l’œil humain, puis pendant encore une vingtaine d’heures continue d’augmenter en intensité. Un palier est alors atteint, qui dure entre quelques heures et quelques jours selon les conditions de température, d’oxygénation, de contamination, puis l’organisme collectif se désintègre, meurt. Vie et mort d’une bactérie bioluminescente. Vie et mort de la lumière. Entre le début et la fin d’un film, vie et mort d’une épopée de la lumière. Dans ce bestiaire naturel (bactéries, planctons, poulpes et autres créatures vivantes) et para-naturel (cinéma, anges et autres spectres) de la lumière, se dessinent des aventures, des intimités et des deuils proprement lumineuses, des généalogies, des phylogénies et des métempsycoses, des tentatives de communication et une politique, celle qui fonde la loi de conversion entre le visible et l’invisible. Dans le domaine de la physique relativiste, l’espace et le temps, la masse et l’énergie, sont liés par la vitesse de la lumière. Dans mon récit, la lumière est un facteur de conversion entre les domaines ontologiques, entre les espèces, entre les frontières épistémologiques, ainsi que, je l’espère, un facteur de conversation. Cependant, sommes-nous prêt·es pour cette conversation ? Les sphères que j’installe sous la mer font référence à la sphère de Michael Crichton (Sphere 1987) : une sphère en matière extraterrestre trouvée dans un vestige de vaisseau humain, venu du futur, abîmé au fond de la mer. La sphère est incompréhensible, mais elle interprète les désirs et peurs inconscients des humain·es et les matérialise. C’est une arme très dangereuse pour des intelligences humaines insuffisamment équipées pour la rencontre avec l’altérité, et qui, malgré l’immense savoir accumulé par leur espèce, n’ont aucune idée de la nature de la relation entre soi et le monde. Les entités bioluminescentes sont des expertes de choix en ce domaine : par une émission éphémère de lumière, elles manifestent une interaction organisme-monde, un événement lourd de conséquences pour ces créatures. J’invite à prendre le temps d’examiner nos propres manières de considérer nos relations organisme-monde à travers le cas exemplaire de la lumière. Dans un souci d’apprendre à mieux co-exister avec le monde afin peut-être d’entamer une véritable conversation, suivons ces expert·es, leurs modes d’expression et apprenons leurs mondes, qui sont aussi, un peu, le nôtre. Chaque jour les espèces de la mer s’enfoncent dans l’obscurité. Chaque nuit les espèces de la mer remontent vers les surfaces plus riches, les surfaces chargées en phytoplanctons remplis de soleil encapsulé dans leur matière translucide. Cette migration verticale, des abysses vers les cieux, est la migration la plus massive de la planète. Au cours de cette migration les espèces se croisent par-delà les échelles, s’incorporent, pour manger un peu plus de soleil, avant de descendre là où le règne solaire s’arrête, à partir de – 200 mètres et jusqu’à 11 800 mètres au plus profond. Pour les êtres de la mer, le soleil constitue le bas de la chaîne alimentaire ; c’est celui que mangent les planctons. Les êtres des abysses ne comprennent pas notre idolâtrie pour cette lumière. La bioluminescence est une manifestation vivante de leur révolte et elle ne craint pas l’obscurité radicale, l’absence totale du besoin de lumière. Bienvenue dans l’abysse asolaire des cnidaires et des planctons, des bactéries et des congres aveugles, des éponges filiformes, carapaces sulfurées de crabes blancs, vers tubicoles géants et autres brouteurs ou cracheurs de méthane. Abysses contre Cieux.
Très concrètement, on ne peut pas voir la lumière des créatures bioluminescentes. Pour la voir, il faut éteindre, attendre que son corps se réhabitue à l’obscurité, qu’il réaffine sa photosensibilité. Alors quelque chose advient, comme une redécouverte du monde.Lire plus
Puis il y eut un film qui fit tout converger. L’héroïne est seule à plusieurs milliers de mètres sous la mer, dans une obscurité profonde et bleue. Une catastrophe vient d’endommager la structure qui abrite l’ensemble de l’équipage dans ces profondeurs. Elle marche en équipement de scaphandrier vers des réserves d’oxygène maintenues à l’extérieur de la plateforme, pour vérifier les niveaux d’air. Un robot la suit et la filme, retransmettant les images aux autres membres de l’équipe avec qui elle communique par son casque. Elle tourne la poignée d’air, des bulles s’élèvent, tout est OK. Soudain, la communication saute, les lumières électriques scintillent, le robot s’effondre au sol, tout est plongé dans le noir. Elle est seule, au bord d’un précipice qui plonge au plus profond de l’océan. De la fosse émerge une autre lumière. Une créature étrange, mais amicale et curieuse, qui émet de la lumière. Notre héroïne et la créature s’observent un temps, établissent un premier contact dans une ambiance féérique, puis l’entité bioluminescente disparaît dans les abysses. L’héroïne tente de prendre une photographie mais trop tard. Les lumières blanches électriques reviennent, la communication est rétablie, et sur son visage, un sourire émerveillé. Cette rencontre bioluminescente est racontée par James Cameron dans Abyss (1989). Le film organise autour de ce premier contact énigmatique une interrogation qui résiste et persiste, qui sauve la singularité de cette lumière : quelle était sa signification ? Malheureusement, la fin de ce film malgré tout hollywoodien, confisque l’altérité lumineuse par le récit puritain, mais l’écho d’une lumière non-assignable a émané jusqu’à moi. Le film Abyss de James Cameron m’a donné envie de réfléchir au rôle anthropologique de la bioluminescence : des humain·es rencontrent une forme lumineuse mystérieuse au fond des océans et tentent d’établir une communication avec cette intelligence infra-terrestre. Abyss représente un jalon important puisque la rencontre avec l’organisme lumineux marque l’entrée du cinéma dans l’ère du numérique, et l’émergence de nouvelles relations aux images. Je me suis alors demandé ce qu’il restait de l’héritage bioluminescent dans l’écologie de nos images aujourd’hui ? C’était le sujet de ma thèse, et d’un ouvrage publié en philosophie du cinéma et écologie des média (Vers une écologie de l’apparition, éditions Mimésis, 2022).
La sphère est construite en plusieurs couches dont les plus extérieures sont poreuses afin de permettre aux organismes de circuler dans les couches externes de la sphère et de l’habiter. Ces organismes seraient notamment attirés par la lueur bioluminescente qui se dégage du laboratoire, éclairé uniquement grâce à la lumière si particulière émise par des bactéries indigènes. J’imagine ce laboratoire à la dérive dans l’obscurité, se mouvant au gré des courants : une visite plutôt qu’une colonisation.
Des cordes de chanvre sont nouées aux socles, et les sphères libérées remontent, retenues à mi-hauteur par les cordes. Les sphères forment un grand cercle, comme un grand système de planètes prises à différentes étapes d’une révolution orbitale. La nuit tombe. Le public est invité à venir. Le public hésite. Il fait nuit, l’eau est froide et noire. L’humain n’est pas à son aise. Je les attends au fond. Évidemment j’ai une combinaison et une bouteille d’oxygène, je triche. J’observe la scène dans le noir. Je filme. Vers le haut quelques silhouettes tentent une reconnaissance en masque et tuba, les descentes sont timides. Une équipe d’apnéistes tout illuminée s’aventure, navigue aisément entre les sphères. Le tumulte lumineux reparti, je suis à nouveau plongé dans le noir. Quand j’agite ma main, des étincelles surgissent. On est en juin, les blooms de planctons bioluminescents sont habituels, mais on les observe rarement. Il faut une obscurité complète. Je rallume la lampe de poche que j’ai avec moi. Éblouissement. Un poulpe qui s’était rapproché s’éloigne, tout hérissé de picotements tégumentaires. J’éteins. Je me rapproche lentement des sphères en suspension. Elles flottent et tanguent avec le balancement de la petite houle. Autour des sphères, de petits organismes gravitent (larves ? salpes ?), comme s’ils cherchaient à y entrer, ou à en manger un morceau.
Plongé·es dans le noir en suspension, face aux sphères lumineuses, les humain·es sont confronté·es à des variations d’échelle : la vision macrocosmique d’une galaxie bleue, et la vision microcosmique d’organismes collectifs bactériens en action. Entre les deux, le positionnement est instable, et notre place est incertaine. Où se situe le « je », cette entité unificatrice du sentiment de soi sur la ligne qui nous prolonge de l’infiniment petit à l’infiniment grand, alors que l’on flotte dans une obscurité légèrement bleutée ?
D’autant que cette lumière est littéralement vivante : ici, on rencontre la lumière, et on rencontre d’autres organismes marins qui partagent cette même « curiosité » photosensible. Pour peu que l’on éteigne nos propres lumières, spécifiquement humaines et singulièrement aveuglantes.
À chaque instant se joue un événement : que la lumière soit.
Cela crée ainsi des situations paradoxales et pourtant récurrentes où deux espèces peuvent être similaires en tout point, sauf concernant la capacité à luminescer.
autrement dit, le plus grand volume vivable de la planète est de l’océan obscur), les sources de matière organique peuvent être rares. Les bactéries se développent sur les agrégats organiques en suspension qui coulent vers les fonds, indiquant ainsi, à qui peut le voir, la présence d’une source de nourriture. Nombreux sont les organismes qui peuvent le voir, et la bioluminescence bactérienne semble inscrite dans les archives du vivant comme un attrait, une forme d’attraction, pour la consommation certainement, pour la communication sans aucun doute, et qui est arrivée jusqu’à nous, pour les mêmes raisons peut-être ? La bioluminescence est un rappel, une alarme, un cri : la lumière se mange, se partage, s’échange, se mesure, elle est signifiante et impactante ; une émission de lumière est une response-ability au sens de Donna Haraway, à la fois une responsabilité et une habilité à répondre, et donc une capacité à écouter, voir, sentir, recevoir, accueillir ; une capacité à affecter et à être affecté. La lumière est autant une photogénie qu’une photosensibilité. Elle est produite et elle est ressentie, elle transforme les corps qui sont impliqués et fait évoluer de manière dynamique ce qui est visible de ce qui ne l’est pas. Entre la génération et la sensibilité, entre la création et l’accueil, se trouve ce que j’appelle une politique de la lumière, autrement dit, une certaine manière de partager le sensible entre les deux grands domaines du visible et de l’invisible. La détermination de ce qui fait partie de l’un ou l’autre règne, et surtout des lois implicites qui régissent leurs interactions, est une politique.