Elle se redresse sur le vieux lit de camp militaire, éclate de rire intérieurement pour ne réveiller personne. Putain, on peut difficilement faire plus phallique, se dit-elle en se tournant vers le carton retourné qui sert de table de chevet. Mal de tête. Elle attrape son téléphone pour checker l’heure, se maudissant de l’avoir laissé allumé toute la nuit si près de sa tête d’électrosensible. On capte mal au refuge, et le peu d’ondes qui traînent çà et là sont riches en céphalées. Aucune barre sur l’écran.
5:47 am. Fait chier. Elle se grignote une cuticule. Les ressorts du lit couinent quand elle se penche pour saisir son carnet. Elle note son rêve à la lettre M, comme Marécage. Un rêve d’eau, ça faisait longtemps. Elle ne s’y est pas noyée pour une fois, grâce à sa petite procédure de réveil d’urgence. Sa Mère serait fière. Xujin n’en est pas à se balader dans le quartier hors de son corps comme elle, pas encore du Wake-Initiated Lucid Dream, mais bon, elle commence à maîtriser quelques techniques de rêve lucide.
La sensation d’étouffement est encore présente. Elle lui rappelle les séances d’étranglement avec certains clients. Leurs visages qui disparaissent, qui s’effacent par degrés. Privé d’oxygène, on ne peut plus rien imaginer. Juste nommer les choses et encore, même les mots deviennent flous.
Xujin se retourne pour voir si la bouilloire électrique est toujours là. Fidèle au poste, posée sur le petit tabouret près de l’entrée, à côté de la seule prise de la cellule.
La pièce n’a d’austère que le nom. Elle est même très convoitée, seule pièce calme au sein du chaos routinier des cinquante-neuf enfants du refuge. Chambre individuelle, havre de paix et de retrouvailles avec soi‑même, elle est réservée à ceux qui sont de garde ou qui manifestent un besoin urgent d’isolement ou de silence.
La jeune femme repousse la couette et pose les pieds sur le sol froid. Sa chaussette droite manque à l’appel, planquée quelque part au fond du lit. Elle se lève quand même. Il reste un peu d’eau dans le récipient. Tant mieux, pas obligée de sortir comme ça, dans sa vieille polaire-pyjama. En attendant les 100 °C, Xujin sort un sachet de thé du seau de survie caché sous le carton-table de nuit. Un carré de lumière s’invite sur le mur opposé, projeté à travers la lucarne, bien décidé à ruiner son réveil en douceur.
Elle éteint la bouilloire avant qu’elle bipe, noie la petite pyramide de papier, la regarde infuser. Elle tourne la tasse à la recherche des deux chats dessinés sur le toit, mais l’eau bouillante les a fait déguerpir. Derrière le verre sale de la petite fenêtre, elle aperçoit Queen, déjà levée, dans son manteau rose trop grand pour elle, les cheveux en bataille. L’ado s’accroupit pour pisser dans l’herbe, mais concentre finalement toute son attention sur un lombric sortant de terre. Elle lui parle, le caresse, puis ramasse une brindille et le coupe en deux avec.
Xujin se souvient d’un de ses rêves, celui du nid qui brûle, sans œufs ni oisillons, mais rempli de vers recroquevillés dans les flammes. Puis elle entend Sun qui gratte à la porte comme un petit rat. Il veut la rejoindre, il y a pris goût, le petit salaud.
2
Os de Tigre attend. Elle saigne.
Dans un placard électrique. Une heure qu’elle est là. À piétiner de la mort-aux-rats.
Flux de menstrues impossibles. Pas à son âge. La porte du hall, grande ouverte. Un couple se gare dans la rue. Os de Tigre peut les voir si elle entrouvre l’armoire. L’homme a une tête de bougie fondue. Ses oreilles coulent comme des cierges. Sa femme bouffie à sa droite. Déchaussée sur le tableau de bord. Ses orteils déformés qui pianotent sur le pare-brise.
Poussière. Envie d’éternuer. Pas bouger. Nez pincé. Cuisses serrées. Ce n’est pas elle qui saigne, c’est la Bête qui pleure. Ça bouge. Une poignée de porte couine. Ça descend. Deux étages. Quatre jambes. Elle arrive. Pas seule. Ils passent devant le placard. Un homme qui traîne les pieds. Sueur musquée, désodorisée. Le vendeur. Grassouillet. La denrée juste derrière. Intoxiquée. Nippes raccourcies, couettes blondes, gracile. Maquillée en gamine. L’odeur. Une Griffe. Une fille d’Os de Tigre. L’albinos.
Ils sortent. Loin des yeux du monde.
Dehors, l’acheteur descend sa vitre. La fille monte à l’arrière pendant que le gros encaisse. La femme sur son téléphone comme une zombie. Le gros tape sur le toit de la voiture pour conclure le deal et la voiture emmène la fille. Le type ne rentre pas chez lui. Remonte la rue.
Il met dix minutes à revenir. Ça coule. Os de Tigre badigeonne ses cuisses. Enduit ses vieux seins. Masse son ventre. Finit par son visage. Peintures de guerre.
Le vendeur ramène deux sacs de courses. Laisse la porte du hall se refermer derrière lui. Grimpe les marches. Os de Tigre attend. Palier suivant. Revoit l’offrande. Le kumquat pourri, envahi par les fourmis. Goûte ses larmes de sang, se met en mouvement. Peine à se déplier. Entame les marches.
Le gros est parti mettre sa viande au frais. La porte d’entrée restée grande ouverte. Os de Tigre entre dans l’appartement.
À droite, une pièce qui pue la pisse et la mort. Une centenaire au visage canin gît dans un lit. Le type vit avec sa mère. Parcheminée. Yeux et bouche grands ouverts en direction du plafond. Os de Tigre regarde dans la pièce de gauche. Draps froissés. Peluches. Godemichets. Huiles de massage. Le gros remplit son frigo un peu plus loin. Os de Tigre étudie le sol en s’avançant. Le caoutchouc de ses sandales effleure les dalles en plastique. Le type referme la porte de son frigo et Os de Tigre est là. Spectre rouge. Pas très grande. Terrifiante. Le type tressaille. Ne crie pas. Un œil par-ci, un œil par-là. Caméléon qui pâlit, tombe dans les pommes et s’écrase au sol comme une merde. Cogne son front par terre. Os de Tigre le contourne, farfouille dans les placards de la cuisine. Une petite bouteille verte à étoile rouge, à peine entamée, 200 ml d’erguotou à 56°. Une rallonge électrique. Elle se penche sur le caméléon. Obstrue sa bouche d’un chiffon. Le saucissonne comme un cochon avec la rallonge. Arrose l’entrejambe d’alcool blanc, l’enflamme à l’allume-gaz. Tourne, tourne et danse autour du feu de joie, psalmodie un vieux chant insane, toupie folle. Elle se calme et sort de la pièce. Referme la porte pour ne pas déranger la vieille avec les cris étouffés de son fils. Dans la salle de bains, elle nettoie son visage et ses mains. Jette un œil à la centenaire en partant, qui continue de fixer le plafond, tous chicots dehors, comme atterrée par la connerie du monde. Un piolet dépasse d’un placard ouvert.
Os de Tigre l’attrape par la pointe. Tombe amoureuse de l’outil. Elle quitte l’appartement. Glisse le piolet sous son poncho. Descend l’escalier sur des œufs.
Au bord de la rivière, elle observe la lame-marteau. Acier noir cranté. Fait siffler l’air deux trois fois avec. La repose délicatement par terre. Os de Tigre récupère les cigarettes cachées sous ses cartons. Elle retire ses souliers. Repose ses pieds. Pioche dans sa collection de vieux briquets. Le premier est le bon. Elle termine un mégot. Descend dans l’eau pour laver le sang caillé. Sent la Bête se réveiller.