Bestiaire de lumière

Plongée dans les aventures lumineuses du vivant

 

 

lucioles n°1 – Jeremie Brugidou

Jeremie Brugidou

Bestiaire de lumière.
Plongée dans les aventures lumineuse du vivant 

22 août 2025
Taille : 140 mm / 200 mm – 264p. – 21€
ISBN : 978-2-37756-232-9

Interroger notre rapport à la lumière en allant à la rencontre de la lumière vivante

 

Et si éclairer le monde nous empêchait de le voir ? L’homme n’a eu de cesse de faire de la lumière une affaire individuelle, qui serait la manifestation de son génie. Pourtant, pour la plus grande partie des êtres vivants sur notre planète, la lumière est une affaire collective où se multiplient les relations lumineuses comme autant de formes d’attention à l’autre, allant de la simple observation à la symbiose. Si finalement nous avions raté quelque chose dans notre rapport à la lumière ?


C’est en partant de ce paradoxe que Jeremie Brugidou élabore une véritable étude du comportement de la bioluminescence, qui nous permettrait de repenser la relation que nous entretenons à la lumière. Avec son Bestiaire de lumière, Jeremie Brugidou plonge dans les profondeurs obscures de l’océan à la rencontre de ces lumières vivantes et mystérieuse et nous invite à repenser la place que nous prenons dans le monde.

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« Dans les profondeurs, pour percevoir ce monde, il ne faut pas éclairer davantage, mais apprendre à regarder autrement. »

 

La zone des océans située 200 mètres en-dessous de la surface abrite la plus grande communauté de vivants de la planète. Dans la « twilight zone », là où les rayons de soleil ne passent plus, dans ce qui nous apparaît comme une obscurité totale, des bactéries, crevettes, méduses, poissons, forment un bestiaire aux lueurs hypnotiques.

Si on y allume une lampe, on ne voit plus rien d’autre que le reflet de notre propre lumière dans les particules en suspension. Alors si l’on veut prendre conscience de ce qui nous entoure, il faut tout simplement éteindre la lumière et laisser les lumières vivantes révéler toute la vie qui s’y déploie et les relations qu’elles permettent. Bienvenue dans le monde de la bioluminescence.

 

 

Introduction : abysses contre cieux

 

Les vagues dans la nuit rayonnent d’un éclat bleuté presque surnaturel. Dans l’écume, des étincelles volent en éclaboussures répétées. La mer est habitée d’un feu froid qui fait surgir une attention nouvelle. Je place mes paumes en forme de coupelle et récupère un peu d’eau de mer. Des cristaux bleus apparaissent et disparaissent, se déplacent, fusent. Des êtres presque invisibles s’activent, vivent toutes sortes de drames, dans la mer intérieure de mes mains. Sous mes pieds, dans le sable humide, les traces sont détourées par une ligne bleue identique à celle qui marque la limite du ressac de l’eau. Derrière moi il semble qu’un fantôme aux pieds bleus me suit lentement, pas à pas. Ou alors c’est la voie lactée tout entière qui visite la Terre le temps d’une nuit, et l’une de ses branches est déposée à mes pieds, jouant avec les brassages de la mer. J’y plonge. Les yeux grand ouverts ne voient que scintillement dans l’obscurité. Nu dans le noir, percuté de flashs minuscules, je nage vers le fond sableux. Je tente, tel un poisson plat, de me fondre dans le sol, les yeux rivés vers la surface qui fait vibrer autrement les étoiles. Le monde reprend soudainement pour moi sa parure d’enchantement, que trop souvent j’oublie. Des frétillements de lumière percutent ma peau de toutes parts. Dans ces petits gestes lumineux d’espèces que je ne connais pas et ne rencontrerais (probablement) jamais vraiment, je pressens une immense exploration et un profond bonheur. Celui je crois, de sentir un contact, une prise de contact, sans but, sans explication, sans compréhension, simplement un premier contact, toucher et être touché·e, se donner mutuellement une importance éphémère, puis merci pour tout et bonne chance.

Quelques instants avant, je marche sur la plage sous un ciel sans lune, et par automatisme, je m’éclaire avec une torche, comme si j’avais absolument besoin de voir où je mettais les pieds. Alors, je ne vois pas les petites lueurs bleues qui se manifestent derrière ma projection de lumière, dans la mer. Autour du halo de ma lampe, tout n’est que noir, vide, sans importance. Comme ce spot de lumière sur une scène de théâtre (qu’on appelle « la poursuite ») qui suit le personnage ou l’action principale afin de cibler l’attention : autour c’est secondaire. La lumière détoure la zone d’importance, mais elle produit également une fermeture de la rétine, réaction de l’œil qui se protège, qui fait entrer moins de lumière. Premier effet de la lumière : isoler une scène en concentrant l’attention sur la zone éclairée ; deuxième effet : isoler le sujet voyant par un effet physiologique de fermeture de la rétine, une invisibilisation donc produite à même le corps. Le fait d’éclairer nous transforme ; paradoxalement en éclairant pour voir mieux, on crée également un hors-champ, toute une zone que l’on voit moins, voire pas du tout. En éclairant continuellement nos trajets dans l’obscurité et toutes nos histoires humaines, on ne permet plus à nos yeux de percevoir la richesse de l’obscurité et ses formes de présence autres. Les fantômes ont disparu sous la lueur des lampes. Quelle est au juste l’étendue de ce que nous avons perdu avec la généralisation de l’éclairage électrique ?
Très concrètement, on ne peut pas voir la lumière des créatures bioluminescentes. Pour la voir, il faut éteindre, attendre que son corps se réhabitue à l’obscurité, qu’il réaffine sa photosensibilité. Alors quelque chose advient, comme une redécouverte du monde.Lire plus