La Ville fond
OGRE N°19 – Quentin Leclerc
La Ville fond
jeudi 07 septembre 2017
Taille : 140/185 mm – 208p. – 18€
ISBN : 979-10-93606-94-1
Ce qui, pour Bram, devait n’être qu’une banale course allait bientôt devenir la quête la plus épique de toute son existence…
Bram lisait son journal quand il s’aperçut qu’il était en retard. Bram s’aperçut de son retard après avoir consulté sa montre et non en lisant son journal. Bram avait été à ce point distrait par la lecture de son journal qu’il en avait oublié de consulter sa montre et de vérifier l’heure si bien qu’il s’était mis bêtement en retard, bêtement et absolument en retard. Bram replia à la hâte son journal, débarrassa sa vaisselle dans l’évier et s’empressa d’enfiler sa veste. Puis il mit un temps infini à retrouver ses clés, qu’il retrouva finalement, par chance se dit-il, dans une des poches inutilisées de sa veste. Il se précipita à l’extérieur et referma la porte d’entrée derrière lui avant de se diriger d’un pas rapide vers son arrêt de bus.
Imaginez-vous, un matin, prendre votre bus comme d’habitude pour aller en ville et que tout, absolument tout s’y oppose. Le réel se met à capoter petit à petit, comme si une étrange force semblait s’opposer à votre venue en ville.
Chaque jour, Bram et le chauffeur du bus vont se lancer dans une quête absurde et tragique : atteindre la ville. Cette aventure, en apparence dérisoire, devient progressivement le théâtre du combat acharné entre le héros et le monde qui l’entoure.
Empruntant autant aux codes des séries que des jeux vidéo, La Ville fond explore les variations infinies de l’imagination.
LA PRESSE EN PARLE
« La Ville fond », par Michel Loyez, Page des libraires, 5 octobre 2017 : Un livre complètement déroutant où le rêve et la réalité s’imbriquent et modifient le sens de la vie, où le présent voyage dans le temps ; (…) quelque chose qui tient tout dans l’écriture, comme un impossible et multiple chemin de vérité et de stabilité de la conscience du monde. Superbe !Lire plus
« La Ville fond », par Romain Verger, Membrane, 20 mars 2018 : Le récit très maîtrisé d’une quête absurde, tout aussi extravagante qu’inquiétante. « La Ville fond », par Pilgrim, Auteur et boule de blog, 21 janvier 2018 : Cela fonctionne tellement bien que l'empreinte du livre sur le lecteur est profonde et que persistent, longtemps après l'avoir refermé, les images mentales suscitées. Un road trip très réussi ! « L'innomable », par la Plume au vent, Onlalu, 3 novembre 2017 : Ce roman inclassable parle du monde qui se délite et de la société qui s’engouffre inconsciemment et comme un seul homme dans le néant. L’homme voué à l’enfer dantesque ou à la répétition éternelle du pire sera-t-il sauvé par le comique ou l’absurde ? A lire ! « La Ville fond – Quentin Leclerc », par Moglug, Synchronicité et Sérendipité, 17 octobre 2017 : Livre O.V.N.I. de la rentrée littéraire 2017. « La Ville fond, Quentin Leclerc », par Eric Darsan, Blog d'Eric Darsan, 19 septembre 2017 : La ville fond est une histoire de, un livre-fou, beau, ivre et vrai, qui se lit plus qu'il ne se dit. « Note de lecture : La ville fond (Quentin Leclerc) », par Hugues Robert, Charybde 27 : le Blog, 31 août 2017 : Une métaphore fantastique et haute en couleurs de la dissonance cognitive contemporaine et de son déni radical de la réalité. Joachim Séné, remue.net, 1er septembre 2017 : La langue de Quentin Leclerc, d’une simplicité confondante, par simple je veux dire évidente, directe — un peu comme fait Echenoz : quelque chose qui n’a l’air de rien et nous surprend après coup quand on est quelque part où l’on ne s’est pas vu arriver. Langue qui parvient à raconter toute la complexité et la folie de cet univers insensé et logique à la fois. Car c’est le village du Château de Kafka auquel il est difficile de ne pas penser… « La Ville fond », par F. RI, Libération, 27 novembre 2017 : [L]e texte façonné minutieusement de subtiles digressions et de variations imaginaires dépasse la sensation de fantastique et de jeu absurde pour accorder une incroyable transcendance au quotidien. Pure métaphore. « Quentin Leclerc ou la littérature en fusion », par Alain Nicolas, L'Humanité, 19 octobre 2017 : Aux antipodes de la banalité régnante, Quentin Leclerc nous livre avec ce deuxième roman une fiction étrange et brillante, un acte de confiance en la littérature et ses pouvoirs ! « La Ville fond, de Quentin Leclerc », par Franck Mannoni, Le Matricule des Anges, n° 187, 14 octobre 2017 : Comme dans un tableau de Dali, le monde de Bram, personnage central de ce roman fractal, se délite. (…) D'une intensité croissante, cette épopée fantastique interroge les liens qui unissent ou opposent le domaine urbain et la ruralité. Le premier, censé représenter la ruralité, devient chez Quentin Leclerc le siège des pires outrances. « La Ville fond », Stylist, 29 septembre 2017 : Aller dans la ville d'à côté, a priori ce n'est pas compliqué mais pour Bram, le héros de ce livre, ce qui était routine va se transformer en aventure extraordinaire au sens premier du terme. Une écriture limpide au service d'un absurde extrêmement maîtrisé. On adore tourner en rond avec Quentin Leclerc. « Écrire le Chaos », par Jean-Philippe Cazier, Diacritik, 22 septembre 2017 : La Ville fond, de Quentin Leclerc, est un livre centré sur l’écriture, sur l’exploration de son espace, de ses strates, de ses mouvements. Le fil rouge narratif est simple : différents individus tentent de rejoindre une ville que pendant un temps ils ne parviennent pas à rejoindre. Mais si on le résume ainsi, on rate le livre et déjà un des effets de l’écriture, à savoir : rendre le monde étrange, étranger. « Le roman qui fond », par Sébastien Omont, En attendant Nadeau, 30 août 2017 : Quelque part entre Philip K. Dick et Beckett, un profond sens de l’absurde et le même genre de comique glaçant que ces deux auteurs. Jusqu’à une fin inattendue, qui vient déstabiliser la déstabilisation elle-même. « Le livre des déroutes : Quentin Leclerc, La ville fond », par Lucien Raphmaj, Diacritik, 22 août 2017 : L’aliénation, la sénilité, la maladie, la guerre, l’échec, le feu et l’absurde, voilà l’immortalité irréelle de cette littérature. « Paludes n° 842 », par Nikolas Delescluse, Radio Campus Lille, 15 septembre 2017
LES LIBRAIRES AUSSI
Livre aux trésors (Liège) : Improbable expérience de lecture, entre « Kafka a mangé un Clown » et cette schizophrénie brumeuse des rares gueules de bois où l'on se sent agréablement flotter dans un monde qui a perdu toute consistance. Absurde à souhait, ça innove, ça hypnotise, ça engloutit… Vivement recommandé !Lire plus
La Zone du Dehors (Bordeaux) : Mais surtout c'est LA grosse surprise de cette rentrée, LE livre qui va vous sortir un peu des sempiternels textes-télérama-dont-il-fait-bon-parler-pour-avoir-l'air-cultivé. C'est un éclat, c'est un obus, c'est une merveille, c'est une poule, une bassinoire, un mardi pluvieux. Lisez-le ! Librairie Delamain (Paris) : Quand Bram, notre héros, entreprend sa course hebdomadaire en ville, il est loin de se douter que tout son monde va se transformer… Quentin Leclerc monte de toute pièce cette quête absurde et hilarante avec pour unique but d'explorer les arcanes de l'imagination. Un road trip apocalyptique et une expérience littéraire hors du commun ! Librairie Charybde (Paris) : Une métaphore fantastique et haute en couleurs de la dissonance cognitive contemporaine et de son déni radical de la réalité. Le brouillon de culture (Caen) : La folle épopée d'un homme qui tente désespérément de rejoindre la ville alors que le réel se dérobe petit à petit devant lui. Le mélange détonnant entre Mad Max et Un jour sans fin. Ludique et terriblement inventif. Le monte en l’air (Paris) : La ville fond est hypnotique et vertigineux, on se perd dans le dédale de l’irréalité avec Bram. La langue est belle et puissante et fonctionne comme une ritournelle, un labyrinthe, certains passages ont une très grande force et imprègnent le lecteur d'une petite musique obsédante.
EXTRAIT
C’est sous le soleil pourtant rare du mois d’octobre que la ville s’était mise à fondre. Bram marchait vers le bus dont les pneus avaient éclaté. Le chauffeur était accroupi à côté de l’une des roues aux pneus éclatés. Le chauffeur tentait par tous les moyens de regonfler le pneu, mais il n’y avait rien à faire, il avait éclaté. Bram posa une main sur l’épaule du chauffeur accroupi en signe d’encouragement : il n’y avait rien à faire. La pompe soufflait dans le vide. « Décidément, se dit Bram, il n’y a rien à faire. » Bram regardait la pompe souffler dans le vide, accrochée au pneu crevé. Bram avait l’habitude de prendre ce bus pour se rendre en ville. Chaque semaine, le même jour, il empruntait ce bus pour se rendre à la pharmacie de la ville. Auparavant, il y allait pour acheter les médicaments de sa femme, mais désormais, n’ayant plus de femme, il y allait pour acheter ses propres médicaments. Les mêmes médicaments depuis des années, pourtant différents des médicaments de sa femme. Bram ne souffrait pas de la même maladie dont avait souffert sa femme, ce qui justifiait ce traitement composé de médicaments différents. Dans le bus, Bram s’asseyait sur l’un des sièges du fond, à droite, collé à la fenêtre, puis observait les champs, les forêts, les ponts. Il pensait à bien d’autres choses alors qu’il regardait les champs, les forêts et les ponts. Bram avait toujours eu un goût prononcé pour les paysages et, dès qu’il devait effectuer un trajet, il s’arrangeait pour ne pas conduire, pour observer les paysages. Sa femme n’avait jamais eu aucun goût pour les paysages, ce qui convenait parfaitement à leurs déplacements : elle conduisait, lui regardait. Maintenant sans sa femme, il préférait se faire conduire pour continuer à regarder. Mais le chauffeur pestait toujours contre les pneus crevés du bus. Cela attrista Bram. Il n’y avait aucun moyen que le bus reparte avant plusieurs heures, voire jours. Tout dépendait de la vitesse à laquelle le mécanicien pourrait intervenir, s’il intervenait. Le mécanicien avait mauvaise réputation concernant ses délais d’intervention. C’était problématique pour la suite, pour que Bram puisse se rendre en ville. Bram n’avait jamais connu de telles complications avec le bus depuis qu’il le prenait. Lire plus
Le chauffeur et le bus étaient habituellement infaillibles. Bram avait d’ailleurs lu divers articles dans le journal célébrant l’infaillibilité du chauffeur et de son bus, pour laquelle le chauffeur avait reçu de prestigieux prix décernés par la ville. Mais cette fois, la situation semblait dépasser le chauffeur. Les prix reçus par le chauffeur ne pouvaient évidemment pas le sauver de toutes les situations, se dit Bram. Malgré ses prix, le chauffeur n’en demeurait pas moins un homme, et, au fond, que peut l’homme face à la mécanique, c’est ce que se demanda Bram qui lui ne pouvait rien. Comme la situation n’évoluait pas, Bram hésita à inviter le chauffeur chez lui, mais il ne le connaissait pas si bien que ça, et il aurait été gêné de ne savoir quoi lui dire. Bram aurait été gêné d’entendre le chauffeur siroter son café dans le silence sans savoir quoi lui dire pour couvrir ce bruit qui le gênait grandement. À part les trajets jusqu’en ville, ils avaient peu en commun. D’autant que la place habituelle de Bram dans le bus durant tous les trajets passés n’avait pas permis de nouer le dialogue. Bram laissa donc le chauffeur à son affaire et, déçu, entreprit de rentrer chez lui. Il devait marcher plusieurs kilomètres sur des routes de campagne abandonnées où ne passaient plus que quelques tracteurs. Le trajet, Bram le connaissait bien, puisqu’il l’empruntait chaque fois qu’il voulait prendre le bus, une fois à l’aller, une fois au retour. Bram trouvait toujours son intérêt à emprunter ce trajet, dans un sens comme dans l’autre. Sans quoi, il se serait sûrement débrouillé pour trouver un autre itinéraire. Mais puisque celui‑ci lui convenait, il n’avait jamais eu la curiosité de le faire. Sur le chemin, Bram se demandait quand le bus pourrait repartir, s’il pourrait repartir. Mais Bram n’eut pas le temps de se demander ce qu’il ferait si le bus ne repartait pas car il parvint enfin au terme de sa marche. Au sommet d’une butte voisine de sa maison, un peu essoufflé, il posa les mains sur ses genoux, reprit ses esprits, se releva doucement, puis observa le paysage devant lui. La ville apparaissait minuscule au loin, semblable à elle‑même. Pourtant, depuis que la ville fondait, bien des choses avaient changé. Bram n’en savait rien encore. Bram franchit l’enclos de sa cour et ouvrit sa boîte aux lettres qui débordait de brochures publicitaires et de rappels d’impayés, que Bram s’empressa de chiffonner et de jeter au vent. Bram ne recevait plus aucune lettre ni carte postale. Seule sa femme s’était occupée d’entretenir leurs relations amicales, rédigeant de nombreux courriers et recevant parfois pour un ou deux jours dans la chambre d’amis des couples dont Bram avait peu à peu oublié l’existence, et qui étaient sans doute tous morts depuis, ce qui expliquait l’absence de lettres et de nouvelles, ou peut‑être eux‑mêmes estimaient‑ils Bram mort puisqu’il ne leur écrivait plus non plus, puisqu’il n’entretenait plus ces amitiés envers lesquelles sa femme s’était tant dévouée avant sa mort. Qu’on puisse l’envisager mort fit un drôle d’effet à Bram, davantage d’ailleurs qu’imaginer tous ses anciens amis morts autour de lui. Bram oublia que personne ne s’inquiétait de sa santé et que tout le monde l’envisageait mort en s’installant à son atelier et en se concentrant sur la construction d’une maquette. Il s’agissait alors de coller délicatement les pales d’un hélicoptère à son rotor principal. Une fois cela fait, Bram l’installa dans son garage, dans le décor de guerre mis en scène par ses soins, où se côtoyaient divers avions de combat, tanks et autres locomotives militaires, qu’il avait disposés savamment sur de minuscules collines de sable. Les maquettes n’étaient pas son unique occupation. Quand il ne peaufinait pas son régiment militaire, Bram allait se promener autour de sa propriété, s’aventurer parfois jusqu’au bosquet voisin, ramasser là quelques feuilles mortes et glands tombés au sol. Il les rassemblait sur la commode du salon pour orner le mausolée de sa défunte épouse, aussi composé d’une photographie du couple prise après leur cérémonie de mariage. Il arrivait parfois à Bram, dans un accès de fureur, de dévaster le mausolée, mais il s’en repentait aussitôt et retournait dans le bosquet chercher de quoi le décorer à nouveau. Il remplaçait également le cadre si jamais il s’était brisé. Bram avait parfois de ces crises qu’il expliquait mal et qu’il devait calmer en se rendant à la pharmacie chaque semaine. Si une semaine il oubliait de se rendre à la pharmacie, il subissait des crises continues, de plus en plus violentes à mesure que les jours passaient. Ses anciennes connaissances devaient d’ailleurs discuter de la violence de ses crises durant leurs réunions commémoratives, se disait Bram, et le blâmer d’avoir adopté un tel comportement violent toute sa vie, mais il n’en savait rien au fond, il n’en avait aucune idée. Bram, après avoir achevé sa maquette, assis dans sa cuisine, se demandait à présent quoi faire, lui qui voulait se rendre en ville, qui devait se rendre en ville. Il n’avait pas prévu de ne pas aller en ville et, désormais, il s’ennuyait. Il aurait pu faire une randonnée mais il n’en avait plus le goût. Ne pas aller en ville l’abattait au plus haut point. En plus de la pharmacie, Bram faisait parfois un détour par la salle des fêtes, ou par le lac. Il profitait de son voyage en ville pour s’adonner à divers plaisirs. Il avait en ville tellement de distractions, et ici, tellement de tracas. S’y rendre à pied lui aurait pris plusieurs heures, et il serait arrivé au soir, quand tout aurait été fermé. Ça n’en valait plus la peine. Depuis que la ville fondait, les distractions avaient presque toutes disparu. Bram n’en savait rien encore. Désemparé, Bram reprit courage et revint là où le chauffeur de bus se trouvait, là où le bus aux pneus crevés se trouvait. Bram espérait que la situation aurait évolué. Mais la situation n’avait pas évolué. Le chauffeur se trouvait toujours au bord de la chaussée, affairé sur l’une des roues arrière. Rien ne semblait avoir changé. Bram demanda au chauffeur comment les choses avançaient, et le chauffeur lui répondit que rien n’avait changé. Les bras croisés derrière le dos, Bram fit le tour du bus, examinant la couleur de la carrosserie, l’état des vitres, si de l’huile ne gouttait pas sous le véhicule, avant de se pencher sur la roue arrière qui occupait tant le chauffeur. Comme le chauffeur travaillait dans le vide, Bram s’aventura à lui prodiguer quelques conseils, mais le chauffeur fit semblant de ne rien entendre. Soit que les conseils de Bram étaient inutiles, soit que le chauffeur était trop irrité de ne pas parvenir à réparer lui‑même son véhicule. Bram n’avait jamais réparé de bus, ni même les roues de son ancienne voiture. Seule sa femme s’était occupée des roues de leur ancienne voiture. Bram l’avait regardée faire à plusieurs reprises, intrigué, par-dessus son épaule, toujours impressionné par la maîtrise et le sang‑froid dont elle faisait preuve ces instants‑là, sur les bandes d’arrêt d’urgence, alors qu’ils étaient frôlés par d’autres voitures roulant à des vitesses inouïes. Bram pensait que ces connaissances sommaires auraient suffi à réparer les roues du bus, mais le chauffeur ne pouvait se résoudre à écouter les conseils de quelqu’un comme Bram. Quelqu’un qui n’avait aucun savoir‑faire en mécanique, quelqu’un qui n’était qu’un passager, un anonyme. Voyant que le chauffeur n’avait que faire de ses conseils, Bram fit à nouveau quelques pas autour du bus, vide de passagers, rempli, s’aventura‑t‑il à penser, de passagers absents, de passagers en creux. Bram était habituellement le premier passager récupéré par le bus sur le trajet vers la ville. Ce bus était le seul bus à passer de toute la journée. Puis il revenait le soir, toujours à la même heure, et déposait Bram qui, l’hiver, dans la nuit, se guidait à la torche sur le reste du chemin. Cela était terriblement contraignant mais, Bram étant le seul concerné par ces désagréments, les responsables de la ville n’y avaient jamais remédié. Bram subissait le désintérêt absolu des responsables de la ville en étant privé d’autres bus et d’une route entretenue et aménagée pour ses déplacements. Bram se demanda si les autres passagers habituels attendaient eux aussi toujours le bus. Si, à chaque arrêt, un petit attroupement de passagers s’était créé, espérant l’arrivée du bus. Si certains s’étaient liés d’amitié, ou, au contraire, avaient entamé d’épouvantables affrontements. Ceux plus proches de la ville avaient dû s’y rendre à pied. La route vers la ville n’était pas très agréable. Caillouteuse et vallonnée, elle n’engageait pas à la marche. Bram préférait se promener autour de chez lui, où les sentiers étaient mieux entretenus. Les sentiers autour de chez lui bénéficiaient de toute l’attention des responsables de la ville car, avaient‑ils dit à Bram une fois alors qu’il s’intéressait aux travaux, ils attiraient les touristes, et les touristes avaient de l’argent. Bram n’avait pourtant jamais croisé aucun touriste sur les sentiers vers le bosquet, autour de sa propriété, et il se demandait si les responsables de la ville n’avaient pas dès lors bien mal placé leur argent, s’ils ne s’étaient pas absolument trompés, conseillés par des dizaines de spécialistes incapables ; s’ils n’avaient pas tout simplement échoué à faire de la campagne un lieu particulier, notable, à en faire une attraction, une extension de la ville ; et si, au bout du compte, ils n’auraient pas mieux fait d’investir tout cet argent dans un autre bus, ou dans des améliorations pour ce bus en panne, ce qui aurait facilité les déplacements de la campagne à la ville et aurait empêché bien des complications pour Bram, maintenant qu’il y pensait. Bram entendit alors le chauffeur jurer, ce qui le sortit de ses pensées. Il en déduisit que la situation était pire qu’avant, ce qui se confirma aussitôt : la roue arrière gauche du bus se décrocha, partit en roulant sur la chaussée, vint taper contre le pied de Bram, puis le bus s’affaissa immédiatement sur la gauche et, avec un bruit épouvantable, bascula dans le fossé qui longeait la route. Cette situation était inextricable, mais risible comparée à ce que la ville était devenue depuis qu’elle fondait. Cela, Bram l’ignorait. Bram et le chauffeur restèrent là un instant à regarder le bus à moitié encastré dans le fossé. Bram demeurait interdit quand le chauffeur se lamentait. Incapables de rien, ils décidèrent de s’asseoir sur un banc à proximité. Le chauffeur espérait que le mécanicien, en déplacement, passe par hasard sur la route. Bram n’attendait rien en particulier. « Il fait bon, se dit Bram, je vais me reposer. » Aucun des deux hommes n’osait engager la conversation. Bram avait peur de contrarier le chauffeur. Le chauffeur trouvait Bram étrange. Le chauffeur n’avait aucun moyen d’appeler le mécanicien, ni Bram d’ailleurs, ayant toujours rechigné à posséder un téléphone portable. Sa femme avait tenu à ce qu’ils en possèdent au moins un fixe, installé dans l’entrée, que Bram n’avait pas eu le courage de débrancher après son décès. Il s’en servait parfois, sans jamais faire traîner ses appels. Bram croyait les téléphones nocifs. Bram croyait la plupart des objets nocifs, sauf ses maquettes, « qui ne peuvent pas réellement être considérées comme des objets », se dit‑il. Des heures s’écoulèrent. Le chauffeur désespéra. Bram s’était endormi et sa tête retombait sur ses épaules, d’un côté puis de l’autre, sans retenue. Soudain, venant de la ville, à toute vitesse, une voiture passa devant eux, klaxonna, alors le chauffeur bondit, croyant qu’il s’agissait du mécanicien, et lui fit de grands gestes de détresse, et hurla même quelque chose, mais la voiture ne s’arrêta pas. Le chauffeur insulta le conducteur à distance jusqu’à ce que la voiture disparaisse à l’horizon, puis il se rassit à sa place sur le banc, déprimé. Il monologua longuement sur l’égoïsme des habitants de la ville. Bram, tout juste réveillé par ce vacarme et ne comprenant qu’à peine ce qui venait de se produire, acquiesça par politesse. Après y avoir réfléchi, il trouvait cependant regrettable que le chauffeur dédaigne à ce point les habitants de la ville puisque lui‑même en faisait partie, lui‑même vivait en ville, lui‑même était un habitant de la ville, lui‑même donc devait se dédaigner, se haïr au plus haut point, souffrir véritablement. « Quel métier que chauffeur… », pensa Bram. Bram en déduisit également que le chauffeur était plein de paradoxes, et plein de souffrance, et qu’il fallait donc sans doute valider une formation terriblement difficile et surmonter des épreuves tout aussi difficiles pour pratiquer cette profession. L’absence du mécanicien peinait le chauffeur au plus haut point, ce que Bram constatait. Depuis que la ville fondait, le mécanicien avait disparu et les habitants fuyaient. Cela, Bram et le chauffeur l’ignoraient. Un peu plus tard, toujours assis sur le banc, Bram s’aperçut qu’une légère fumée s’élevait depuis le capot du bus mais, craignant sa réaction, il préféra ne pas alerter le chauffeur perdu dans ses pensées. Bram attendit que la fumée devienne toujours plus épaisse, toujours plus noire, puis que l’avant du bus prenne feu, puis qu’une odeur épouvantable de brûlé, de gasoil et de caoutchouc les inonde, moment à partir duquel le chauffeur se rendit compte de la situation sans que Bram ait besoin de l’avertir et tenta par tous les moyens d’empêcher le désastre, c’est‑à‑dire l’incendie. Ses efforts ne suffirent pas. Le bus s’embrasa. Une immense colonne de fumée noire s’éleva depuis le capot du bus, étouffante, obligeant Bram et le chauffeur à s’éloigner de la carcasse du véhicule vers un champ situé à l’opposé. La terre du champ était boueuse et leurs chaussures s’enlisaient. Bram avait du mal à garder son équilibre. Plus d’une fois il mit genou à terre pour ne pas tomber, salissant ainsi son pantalon lavé du matin, son plus beau pantalon pour sa visite en ville. Il s’en plaignit à plusieurs reprises, mais le chauffeur se moquait bien du pantalon de Bram, lui qui observait impuissant le bus se consumer sous ses yeux. Le chauffeur avait les deux genoux au sol dans la terre boueuse et portait ses mains pareillement boueuses à son visage, et se lamentait, et priait parfois, et insultait les dieux également parfois. Le bus dégageait une chaleur terrible, « une chaleur d’enfer », se dit Bram, avant d’envisager que les pompiers pourraient peut‑être intervenir, ce qui leur sauverait la mise, et leur permettrait à tous deux d’atteindre la ville. À mesure que le bus brûlait, les genoux du chauffeur s’enfonçaient dans la boue du champ. Quand il ne resta plus rien du bus qu’une surface calcinée, quelques braises et un tas de cendres, le chauffeur était pleinement dans la boue du champ, il était comme fait de la boue du champ, de la terre humide et des insectes et de l’herbe du champ, « il est comme le golem des contes, observa Bram, comme ce monstre terrible ». Le chauffeur avait tout perdu, son bus étant son seul bien. Son bus étant à présent de cendres, le seul bien du chauffeur était aussi à présent de cendres. Tous les biens de tous les habitants de la ville étaient à présent de cendres, depuis qu’elle fondait. Pour l’instant, le chauffeur l’ignorait. Tous deux face au tas de cendres étalé dans le fossé, Bram et le chauffeur se turent. Bram était mal à l’aise d’être sale, et mal à l’aise encore davantage pour le chauffeur absolument recouvert de terre, « absolument dégueulasse même », se dit‑il. Confronté à l’absence des pompiers, Bram dut abandonner l’idée que les pompiers interviennent, car ils n’interviendraient pas, comme le mécanicien n’était pas intervenu. « Les services de la ville sont décidément incompétents », pensa Bram. « À quoi bon leur décerner des médailles et des prix s’ils sont incapables de nous secourir quand on a besoin d’eux, s’ils nous laissent dans la détresse et le chaos et la douleur. » Le chauffeur sortit un mouchoir boueux de son pantalon et pleura à moitié dedans pour ne pas trop se faire honte. Il s’essuya le visage pour ôter la terre mais ne fit que s’en couvrir davantage. Bram le regarda faire avec un peu de tristesse, puis il prit la parole. Il supportait mal ce silence prolongé. Il en souffrait assez tout seul chez lui pour le supporter en présence du chauffeur. C’est d’ailleurs aussi pour cela qu’il allait en ville, pour éviter le silence d’être seul chez lui. Comme il était empêché de s’y rendre, la présence du chauffeur compenserait. Il proposa au chauffeur de ne pas s’attarder davantage en cet endroit de malheur et d’aller boire une bière au village, ainsi ils pourraient épiloguer sur leur aventure, sur l’état du bus, sur l’absence des pompiers comme du mécanicien et sur le manque de civisme des citadins. Le chauffeur accepta, précisant que cela lui changerait les idées. Bram songea qu’ils en profiteraient également pour se nettoyer. Bram connaissait un bar, qui n’était évidemment rien en comparaison de ceux de la ville, mais qui avait le mérite de servir de l’alcool à toute heure du jour et de la nuit. Il était tenu par une veuve insomniaque, peu bavarde, mais compétente, à l’inverse de tous les autres corps de métier qui auraient été les bienvenus jusqu’ici et n’étaient pourtant pas intervenus. Le village n’était composé que de quelques maisons, la plupart délaissées depuis que la ville était la ville, toutes identiques, aux toits d’ardoise et à l’enduit beige. Les villageois avaient préféré bénéficier du confort de la ville, de ses maisons modernes et de ses nombreux commerces et avaient laissé le village à l’abandon. Le maire du village lui‑même avait abandonné ses fonctions et le village était depuis comme sous la tutelle de la ville, comme sous son contrôle. Tout ce qui avait trait au village dépendait de la ville. Les villageois avaient depuis bien longtemps tourné le dos au village. Bram n’avait plus croisé aucun villageois depuis qu’ils s’étaient tous installés en ville. Même lorsque lui se rendait en ville il ne les croisait pas, car ils avaient tous bien changé, car ils n’étaient plus reconnaissables, ils n’étaient plus rien de ce qu’ils avaient été. « La ville vous change », tel était le slogan de la ville. Seuls la veuve et le boucher tenaient encore leurs commerces, légués par leurs aïeux, et qu’ils n’auraient pu vendre qu’à contrecœur. Le chemin depuis le tas de cendres jusqu’au bar du village se fit sans embûches, sinon la déprime du chauffeur qui le rendait épouvantable, colérique et capricieux. Bram tenta de le réconforter, d’une accolade, d’un jeu de mots subtil, en vain. Bram le reconnut, il n’était pas très convaincant, et son jeu de mots pas tout à fait élaboré, pas parfaitement au point, l’humour n’ayant jamais été un de ses atouts en société. Les champs bordant leur parcours avaient encore le blé haut. Des rangées de fils barbelés encerclaient des troupeaux de vaches coites. Ainsi pendant plusieurs centaines de mètres, sans presque aucune variation discernable, sinon que parfois les vaches les suivaient ou s’ébrouaient. Même les agriculteurs s’étaient installés en ville, ne faisant plus le trajet par ici que pour s’occuper de leurs bêtes et récolter les céréales. Finalement, Bram et le chauffeur franchirent le panneau d’entrée du village. Comme à son habitude, le bourg était désert. Bram retrouva là tout ce qu’il cherchait à éviter en se rendant en ville : le silence et le désert. Le bar de la veuve se trouvait sur la place du marché, dans un coin, à l’ombre, parfaitement en face de la boucherie, les deux commerces se ressemblant de façon presque mimétique. Bram tint la porte du bar au chauffeur et l’invita à s’installer. Avant de passer la porte à son tour, Bram remarqua, au loin, à peu près au niveau de la ville, un groupe d’oiseaux qui s’élevait dans le ciel. Puis, peu après, il entendit des détonations de fusil, mais les plombs manquèrent les oiseaux car aucun d’entre eux ne tomba au sol. Bram ignorait comme les oiseaux migraient et comme les habitants s’entre‑tuaient, depuis que la ville fondait. À l’intérieur du bar, la salle était vide. La veuve ne se trouvait pas derrière le comptoir, mais des bruits de vaisselle brisée témoignèrent de sa présence dans l’arrière‑cuisine. Bram indiqua au chauffeur une chaise sur laquelle prendre place, près de la vitrine. Ils pourraient ainsi observer la vie dans le bourg, vie réduite à rien, car il ne passait personne dans le bourg, car il ne s’y passait rien. La veuve mit un peu de temps avant d’arriver en salle, aucune sonnette ne l’ayant avertie de l’entrée de Bram et du chauffeur. Elle reconnut aussitôt Bram, qui venait parfois, mais dû le questionner discrètement sur son compagnon de tablée. Elle n’avait jamais vu le chauffeur auparavant, celui‑ci habitant en ville. Les habitants de la ville ne fréquentaient aucun des deux commerces du village. La veuve déduisit de la triste mine du chauffeur que ces gens de la ville avaient décidément la déprime facile, qu’ils avaient l’esprit sophistiqué et ne se satisfaisaient pas des choses les plus simples, jusqu’à ce que Bram lui confie que son bus venait d’être réduit en cendres. La veuve compatit, son propre mari ayant également été réduit en cendres. Elle savait la douleur face à la poussière. Elle offrit aux deux hommes deux liqueurs fortes pour les remettre de leurs émotions. Bram et le chauffeur espéraient de la bière, mais ils burent chacun leur liqueur avec enthousiasme. Ensuite, à tour de rôle, ils passèrent se débarbouiller aux toilettes, le chauffeur détaillant dans le miroir sa triste mine, puis ils burent de la bière jusqu’à la nuit, presque sans jamais s’adresser la parole. Ils burent jusqu’à vider les réserves de la veuve. « On passe là du bon temps ! » dit Bram au chauffeur, mais le chauffeur ne répondit pas. Le bar ne fermait pas, mais la nuit, comme le jour, personne ne venait. La veuve profitait de ce temps pour faire ses courses et s’adonner à ses divers loisirs. Elle mit Bram et le chauffeur à la porte, n’ayant plus rien à leur offrir. Bram et le chauffeur, ivres, après d’interminables slaloms autour des tables de la salle, réglèrent l’addition qui était d’un montant considérable puis quittèrent en chancelant le bar pour rentrer chez Bram. Pour rentrer chez Bram à travers champs. Peu après leur départ, la veuve prit son sac à main et se mit en route à pied dans la nuit vers la ville, à l’opposé de l’endroit vers lequel se dirigeaient Bram et le chauffeur. Elle espérait pouvoir être revenue au matin avec ce qu’il fallait d’alcool pour la journée suivante. En ville, les habitants utilisaient l’alcool pour incendier les immeubles et brûler les femmes. Pour l’instant, la veuve l’ignorait. Bram et le chauffeur traversèrent un premier champ de blé. Ils manquèrent de se perdre à plusieurs reprises, mais Bram parvint à chaque fois à les guider dans les rangées d’épis. Le ciel était dégagé et la lune tombait à pic sur eux. Lorsqu’ils levaient la tête, la disposition des étoiles les étourdissait. Le chauffeur vomit sur ses chaussures et imprégna ses vêtements de l’odeur. Une fois sortis du champ, ils franchirent les ronces et les orties d’un fossé de bord de route, s’écorchant là les mollets sous le tissu de leurs pantalons. Ils suivirent le tracé de la route, mais Bram ne la reconnaissait pas. Bram n’empruntait jamais les routes lors de ses promenades car il trouvait que les rares voitures qui passaient y roulaient trop vite, et il craignait les accidents. À peine eurent‑ils fait quelques mètres sur la chaussée qu’il préféra attirer le chauffeur vers une forêt à proximité. Un panneau installé par la ville détaillait quelques informations à propos de la forêt. Cette partie de la forêt était la pointe, l’extrémité, d’un ensemble bien plus important qui entourait presque l’intégralité de la campagne, une forêt d’ailleurs réputée pour sa faune et protégée par diverses associations écologiques. Plusieurs circuits de randonnée étaient tracés à l’intérieur de cette immense forêt, mais les promeneurs, pensa Bram, toujours stimulés par des envies d’aventure, s’y égaraient souvent, nécessitant le déploiement des secours qui faisaient parfois de macabres découvertes tant la forêt était fréquentée par divers maniaques et autres dangereux désaxés, comme l’avait une fois confié le commissaire au journal télévisé. Bram et le chauffeur s’engouffrèrent dans la forêt. Alors qu’il la connaissait pourtant très bien, Bram eut la sensation que la forêt se répétait, que la forêt bouclait sur elle‑même, qu’à peine passé quelques arbres les mêmes revenaient, les mêmes branches lui griffant les mêmes endroits du visage, les mêmes racines crochetant les mêmes jambes. Il se dit qu’il ne devrait plus boire à nouveau, que cela lui faisait tourner la tête, et qu’il en allait de sa santé de ne plus se mettre dans de tels états à son âge, et davantage encore alors qu’il n’avait pu se rendre à la pharmacie. Une fois le chauffeur trébucha et s’étendit de tout son long sur le sol de feuilles froides et sentit là l’odeur de la terre humide, et l’horreur, et le reste. Et il vomit à nouveau, le visage collé aux feuilles, et il éclata en sanglots. Bram le tira sur la fin du trajet, le porta, le lava et le coucha dans un lit d’appoint, à l’étage de sa maison. Puis il éteignit le plafonnier de la chambre dans laquelle dormait le chauffeur, et le chauffeur s’endormit avec l’espoir d’un jour pouvoir rentrer chez lui. Le pauvre ignorait que depuis la fonte de la ville, plus personne n’avait de chez‑soi.