La Rouille
OGRE N°23 – Eric Richer
La Rouille est une histoire d’enfance, un roman d’apprentissage, du passage de l’âge de l’enfance à celui de l’adulte, mettant en scène un schéma universel, celui du refus de grandir et de passer par les rites de nos clans.
Nói vit dans une casse automobile avec son père, quelque part dans un pays post-soviétique cerné de misère ordinaire. Bientôt, il devra passer le « Kännöst », un rite initiatique brutal, mystérieux et inquiétant imposé par les hommes de sa communauté. Entre soirées MMA, concerts de Métal et défonce aux détergents, Nói grandit comme il peut, chahuté par ses émotions, à l’ombre du grand père clanique et tyrannique. Sans jamais cesser de rêver de partir loin, très loin…
Entre Sweet Sixteen de Ken Loach et Kids de Larry Clark, La Rouille vous attrape et ne vous lâche pas. La rouille, c’est la gangrène qui gagne le corps et l’âme de chacun, qui ronge et rend tout espoir de salut impossible.
PRESSE
« La Rouille », par Yann Perreau, Les Inrockuptibles, 5 septembre 2018 : Roman d'apprentissage désespéré, La Rouille d'Éric Richer brille comme une pépite dans cette rentrée.
« Mad Trax », par Sean Rose, Livres Hebdo, 22 juin 2018 : Roman initiatique picaresque trash, où l’on tourne les pages à la vitesse du quad Yamaha Grizzly qu’enfourche le héros pour sillonner le monde.Lire plus
« Impression rétinienne n°8 : LA ROUILLE / Éric Richer / éd. de l’Ogre », Lisez voir !, 10 octobre 2018 : Je n’irai pas par quatre chemins : véritable miracle noir de la littérature d’aujourd’hui, La Rouille d’Éric Richer est à lire absolument. « Père et Fils », par Julie Coutu, Julie à mi mots, 13 septembre 2018 : La Rouille est un roman d’une absolue noirceur, porté par une écriture, un rythme, un flot et un flux de mots, oscillant sans cesse entre trivial et lyrique. Un texte obsédant, cauchemardesque, obscure fulgurance, comme une longue fresque noire et rouille. Sans lumière. « ÉRIC RICHER – LA ROUILLE », par Caroline, Un dernier livre avant la fin du monde, 20 août 2018 : La Rouille est un premier roman d’apprentissage sans issue; l’auteur y écrit sur l’errance du corps et de l’âme, la gangrène qui gagne tout, jusque dans les moindres recoins et laisse un arrière-goût métallique de vie gâchée. On y découvre Eric Richer, sa plume concise et mélancolique et la profondeur de ses personnages. La lecture est prenante, saisissante même, par sa tristesse et sa course contre l’oubli, si humaines. « Note de lecture : La Rouille (Éric Richer) », par Hugues Robert, Charybde 27 : le Blog, 21 août 2018 : Un roman qui résonne d’emblée comme un coup de tonnerre salutaire dans une nuit polaire menaçante, et qui enchante d’ores et déjà, paradoxalement sans doute, cette rentrée littéraire de septembre 2018. « La Rouille », La viduité, 17 août 2018 : Éric Richer sait nous le rappeler : un livre qui ne vous laisse pas mal à l’aise face à la violence, incertain de la coupable jouissance prise au spectacle peu ragoûtant, serait, à mon sens, une dégueulasserie complaisante. « Eric Richer, un écrivain clermontais », par Gérald de Murcia, Le Midi Libre, 4 mai 2018 : Eric Richer est projectionniste mais également écrivain. Et quel écrivain ! Avec quel talent ! « Un livre jubilatoire », par Michel Edo (Librairie Luciole), magazine Initiales n° 8, 14 décembre 2018 : La Rouille est un roman tout de rage rentrée, rongeante. C’est la description d’un monde effondré, en ruine, un monde sans gagnant, et sur ses décombres surnagent des pantins qui s’accrochent à leur virilité, à des rites dont ils ont depuis longtemps oublié le sens et qu’ils pratiquent brutalement, sans intelligence, comme tout ce qu’ils font. Au centre exact de cet univers, comme une plaie purulente, se trouve une casse automobile où vit Nói avec son père. « Jeux de tôles », par François Perrin, Le Vif/L'Express, 25 octobre 2018 : Si le roman s’avère souvent âpre dans ce qu’il propose, désespéré même dans la tournure que prennent les événements, il est servi par une langue splendide de brutalité poétique, sensorielle au possible, qui laisse contre toute attente allumée en permanence une réconfortante veilleuse, un matriciel rempart contre les ténèbres. « Toutes les femmes ont fui », par Sébastien Omont, En Attendant Nadeau, 29 août 2018 : La rouille n’est pas seulement la description d’un monde déglingué, c’est le récit parfaitement mené des efforts impossibles d’un adolescent qui se débat pour s’émanciper du conservatisme et de la violence de la loi patriarcale. Son corps paie les dégâts de ce qu’on impose à son esprit. Au moyen d’une écriture précise et intense, l’auteur démonte froidement un mécanisme qui conduit à l’étouffement et à la destruction générale. « Eric Richer : Pulsions d'une apocalypse », par Jean-Philippe Cazier, Diacritik, 27 août 2018 : Le roman d’Eric Richer, La Rouille, est une sorte de tragédie : spirale de mort, logique implacable d’un monde indifférent aux volontés humaines. « La Rouille », par Cyrille Falisse, Nice-matin/Var-matin Week-end, 24 août 2018 : Pour ressentir ces émotions essentielles au plaisir de lire, il faut de la chance, tomber en quelque sorte sur le « bon » livre. Cette année, celui qui est parvenu à remplir toutes ces cases est un premier roman bouleversant, La Rouille d'Éric Richer. « Seul face au requin noir », portrait d'Eric Richer par Alain Nicolas, L'Humanité, 20 août 2018 : A 45 ans, il reprend le projet de ses 16 ans, et transpose sous le cercle polaire l'histoire très trash d'un jeune homme qui lui ressemble. Un premier roman impressionnant de présence et d'énergie. « La Rouille », par Baptiste Liger, Technikart, juillet 2018 : Ajoutez de la Techno + Heavy Metal en simultané, des matchs de MMA, des véhicules aussi cabossés que les hommes, et vous aurez une idée de ce drôle d'objet, déconcertant mais dont l'univers bigarré et la langue accrocheuse font mouche. « La Rouille », Marque Page, La Télé Vaud Fribourg, 26 septembre 2018
LES LIBRAIRES AUSSI
Librairie Payot (Genève) : Richer signe un premier roman fracassant au verbe triste et furieux. A ne rater sous aucun prétexte.
Vivement dimanche (Lyon) : Où le rite initiatique devient torture, où les requins noirs apparaissent dans les chiffons imbibés de trichlo, et les chiens disparaissent ; où être adolescent dans un monde d'hommes-brutes n'est pas tenable, où l'amour fait mouche malgré tout. Un premier roman qui nous fait manger de la cendre, une écriture sur le fil, un récit halluciné, et hallucinant. Bravo !Lire plus
Librairie Le Texte Libre (Cognac) : Un 1er roman, comme un coup de poing, direct, abrupt, sans détour. Une écriture intense qui ne ménage pas le lecteur pour dire le pourrissement d'un monde. Nói vit au sein d'une casse, dans un pays peu défini de l'Europe de l'Est, Russie, Pologne… peu importe. Tout y est sinistre et la rouille gagne les choses et les êtres, un univers d'hommes, un grand-père et un père ancrés dans la violence. Celle-ci mine Nói et l'atteint au plus profond de son intégrité. Il tente de se préserver en reniflant des solvants et en s'inventant un monde… Le livre déroule, avec quelques retours en arrière, le temps d'un rite d'initiation auquel Nói ne peut échapper visant dans l'esprit de son grand-père et de son père à le faire passer au statut d'adulte.
Ce rite n'est qu'une farce grotesque et terrifiante. Pourtant tout au fond de Nói, ce presque encore enfant, demeure l'espoir d'un monde possible qui ne soit pas contaminé par la violence. Tentative désespérée…Puissant.
Librairie L’Éternel Retour (Paris) : Un pays arctique. Ici une bourgade existe à peine. Ici tout pourri, pollué, détrempé, laissé à la corruption des jours. Les hommes, ce qu'il en reste, n'ont plus d'audace que la violence : paroles, poings, armes et traditions débiles. A 14 ans, Nói est déjà vieux pour un avenir. Il n'est plus d'ici, qu'importe, sur des riffs de métal méchant se transporte, sur les chemins à 100 à l'heure quad hurlant. Ici la liberté se sniffe, elle a le goût mauvais du trichloréthylène.
EXTRAIT
1
Le chien mordait le bitume.
Il écumait.
La bave sinuait entre les billes de grésil, qu’il balaya de ses pattes avant. L’arrière-train tenta vainement de se relever, par à-coups, bipède autonome fuyant l’amok en train de gangrener le reste du corps, affalé sur le côté.
– Lupus ! Lupus ! cria Nói en s’approchant. Viens là, viens ! Viens manger…
Les mots avaient fusé comme ça, sans réflexion aucune, pour entrevoir une étincelle de raison dans les yeux de l’animal. Le garçon ne vit que le blanc laiteux des globes révulsés.
Les canines rayaient l’asphalte. Museau mousseux, cramoisi.
Nói enjamba le chien par l’arrière pour ne pas se faire mordre. Des larmes de givre désagrégé collaient à son visage. Des filets de bile balafraient le bas de son pyjama et ses pieds nus.Lire plus
– Papa ! Papa ! appela le garçon, quand il aperçut le grand-père claudiquer sous le cône pâle de l’ampoule du garage.
Zelj s’avança vers l’animal. Le laissa s’arc-bouter contre ses jambes, s’accroupit, et le saisit sous la gueule par la peau flasque du cou pour le retourner face à lui. Le vieil homme fixa le chien, longuement, comme s’il sondait la conscience de l’animal au travers des pupilles. Il donnait l’impression de scruter un miroir, à quelques centimètres de la truffe en sang. Lupus envoya les crocs, mais la mâchoire claqua dans le vide. Le vieux resserra sa prise, souleva le chien du sol et le tira le long du hangar.
– Qu’est-ce qu’il a ? fit Nói sans reconnaître sa voix, altérée par la mue, les spasmes et les pleurs. Il est empoisonné ?
– Il est foutu, dit Zelj.
Bruits de pas. Terje arrivait, suivi de Lars, le larbin du vieux, qui dérapa dans une flaque de merde liquéfiée. L’animal se vidait de toutes parts.
– Faut l’emmener chez le véto, ’pa, faut l’emmener ! implorait le garçon.
– Écarte le môme, Terje, et toi va m’chercher le fusil dans la voiture, ordonna le vieil homme.
Lars s’exécuta tandis que Nói, hystérique, battait l’air vif de ses jambes, ceinturé par son père.
– Lupus ! Lupus, viens mon chien, viens ! Allez ! cria le garçon à l’animal rampant qui tremblait de tous ses membres, langue sortie. Lâche-moi, ’pa, lâche-moi ! Il a pas le droit de faire ça ! Il a pas le droit !
– C’est son chien, Nói…
– Tu parles ! C’est des conneries tout ça, dit le garçon en se balançant de tous côtés pour se dégager.
Son poing droit cogna la tempe de son père qui ignora le coup.
– Le laisse pas faire, s’il te… Toi, barre-toi, barre-toi, connard ! gueula-t-il au larbin qui revenait avec un fusil de chasse noir.
Noir comme le chien fou. Lars tendit le Baikal au grand-père du garçon.
– Salaud ! Enculé ! cracha Nói.
Terje riva son fils sur son épaule et remonta la cour tant bien que mal vers la maison, quand la tempête de 45 kilos sur son dos cessa subitement. Le garçon regardait Zelj plaquer le crâne du chien sur le sol avec le canon. D’un coup de reins, Nói se libéra, tombant tête la première du haut du 1,95 mètre de son père. Privé de souffle, la joue piquée de graviers, il sentit Terje lui agripper la cheville quand le coup de feu claqua.
Choc sonore, vision fugace du chien sans tête. Fréquence sourde dans les tympans, mutante, crissante… Black-out.
Son front heurta le goudron. L’impact lui fit l’effet d’une claque. Il rouvrit les yeux, repartit à quatre pattes vers la cour et dégueula sur des morceaux de poils et de chair indistincts, éparpillés au milieu de cristaux de glace. Haut-le-cœur, acides. Nói vomissait ses tripes, ce lieu, ces hommes et leur soleil insomniaque.
Image du chien, impatient, excité, bondissant, chopant au vol les premiers flocons, au ralenti, comme du coton.
« C’est c’te pluie qui l’a rendu fou, murmura le garçon, c’te foutue pluie de tessons… »
Juillet.
La nuit avait démissionné, le ciel pissait du verre pilé.
Lupus allait sur ses 13 ans.
L’âge de Nói.
2
Le garçon tient son requin noir au bout d’une corde, comme un ballon gonflé à l’hélium. L’observe évoluer au-dessus de sa tête. La nageoire caudale filandreuse laisse des traînées d’encre de Chine dans le ciel bleu. C’est la plus belle chose qu’il ait jamais vue.
Le squale bifurque, et les éclaboussures projetées dans son sillage lui rappellent ce peintre que son oncle adore. Pollack, Paulock, un truc comme ça. Nói reçoit une goutte sur le pied. Il se penche, constate qu’elle n’est pas noire mais rouge sang. Réalise qu’il renifle depuis un moment, tant ses cloisons nasales sont bouffées par le trichloréthylène.
Le trichlo, qui fait de lui le roi de cette casse auto, qu’il respire à même le bidon aujourd’hui car c’est l’anniversaire de la mort de son chien et qu’ils comptent bien l’honorer, lui et le requin. Le trichlo qui va l’aider à supporter le vieux pourri, bientôt de retour pour sa partie de chasse de merde…
Juillet à nouveau. Moustiques et parasites reviennent. Comme chaque année.
Le garçon renâcle, éponge son nez avec le chiffon imbibé, remarque que Black Shark se dilue. Ses pensées s’assombrissent, la descente est proche, il faut rentrer. Rentrer dans le 4×4 qui lui sert de planque, son « nid » comme l’appelle l’oncle Otto, pour ne pas risquer de tomber de haut.
Nói s’assoit sur le toit de la Saab 900, cinquième et dernière épave de la colonne de carcasses, la reine comme ils l’appellent, couronne de la pile, allée H, rangée 7. Les vertiges sont indissociables des trips au solvant, aussi le garçon se montre patient, s’allonge au cas où son père viendrait par là, et avale deux comprimés de Paracétamol 1000 à sec pour parer aux migraines qui n’allaient pas tarder. Il essuie son nez qui ne saigne plus puis décide de se laisser glisser dans son repaire, par la fenêtre passager du tout-terrain japonais, juste en dessous. Black Shark, réticent, tire sur sa laisse de fortune. Nói l’aide à passer le rebord de la portière, puis le lâche dans l’habitacle. Ses ailerons s’estompent. Le requin noir va dans son coin, au-dessus de la plage arrière, comme s’il avait honte de sa non-consistance. Le garçon comprend que Black Shark souhaite rester seul pour disparaître, alors il se retourne et le laisse se dissoudre tranquillement.
Nói se cale dans le siège incliné, ferme les yeux. Le Nissan tangue doucement. Une fraction de seconde, le garçon se dit que la tour de véhicules va s’effondrer. Il se fait toujours avoir par les effets secondaires. Il veut dormir maintenant, le plus vite possible, pour que l’envie de vomir reflue, que les fourmis dans ses mains se barrent. Le trichlo, vif, électrisant au décollage, cruel et patient en redescente. Nói venait de passer une demi-heure avec son squale. Record battu. Il faudra le double de temps pour se remettre d’aplomb. Pour avoir l’air à peu près normal, aux yeux du monde, et conduire le quad sans danger.
La mer de tôles est calmée quand il rouvre les yeux dans son sanctuaire. Sur le capot du Nissan, un passereau jaune et vert chante dans le vide.
Le garçon avait désossé les trois quarts des carcasses de l’allée H sans aucune pitié (50 % du prix de revente des pièces dans sa poche), mais craqué pour le vieux 4×4 japonais. L’intérieur du tout-terrain n’avait pas trop souffert lors de l’accident. Compteurs, volant, comodo, rétroviseur, ceintures, prétensionneurs, leviers de boîte, système audio, pare-brise, vitres, moteurs des vitres, il avait tout démonté, sauf les sièges, comme neufs mis à part quelques traces de sang côté conducteur, le placage imitation bois et le porte-gobelet escamotable. Malgré son toit semi-écrasé, entre la banquette arrière et le vaste coffre, le 4×4 aurait pu accueillir au moins cinq personnes, même si personne d’autre que lui n’avait jamais gravi ce donjon de fer aplati, si ce n’est son oncle, une fois.
Quelques robots et figurines qui puaient le plastique décoraient ce qui restait du tableau de bord. Le plafond du véhicule était tapissé de posters de magazines pour adultes « empruntés » à son père qui puaient le latex ; dans son refuge, Nói ne se masturbait qu’avec des préservatifs récupérés aux sorties de concert. Des BD traînaient çà et là sur le plancher, des trucs de SF d’Otto, au milieu de dizaines de pipettes vides de sérum phy, pour ses narines gercées. La boîte à gants béante abritait une tablette Samsung fissurée et son plus beau trophée, une baguette Vic Firth rongée par le tom basse du batteur de Year Of No Light, attrapée au vol à la fin du festival sludge post-doom d’Ilyviesk. Il y avait aussi trois photos étalées devant les compteurs vides.
La première montrait le garçon à 2 ans, hilare, assis sur le réservoir d’une moto de cross, tenant fermement le guidon. Derrière lui son père veille, les mains en avant, prêt à bondir en cas de chute. Terje regarde l’objectif et sourit, clope au bec, insouciant, la trentaine. La deuxième, c’était son oncle Otto à 21 ans, dans son treillis de l’armée, le dernier jour des classes, s’appuyant sur l’épaule d’un copain coupé par le cadrage. Le paquetage sur son dos fait de lui un escargot géant.
La troisième photo était plus récente, imprimée via le PC de la casse. C’était Lupus, en train de lécher la figure de Nói, enfant, rentrant de l’école. Les deux sont debout, de la même taille, dans les bras-pattes l’un de l’autre. Et puis il y avait la photo cachée.
Côté conducteur, dans le compartiment sous la planche de bord, une boîte en bois aux arêtes coupantes, avec une étiquette rouge indiquant « Korean Ginseng Tea ». À l’intérieur, pas de sachets mais un vieux cliché, épais, carré, cadré de blanc. On y voyait deux femmes, l’une très âgée, l’autre beaucoup moins. Elles posent en costumes traditionnels dans une forêt, dignes, sérieuses mais souriantes, les joues rouges. La vieille dame, Nói ne l’a jamais connue. L’autre, si, mais il ne s’en souvient pas. C’est sa mère, Eliina.
Le garçon considérait la boîte de thé coréen comme un artefact, car elle lui aurait appartenu, d’après son oncle. La photo était une relique sacrée, unique en son genre, Terje et le vieux ayant brûlé toutes ses affaires dans un grand feu de haine devant le hangar après son départ. Vêtements, livres, babioles, photos, tout ce qu’elle avait laissé derrière elle. Tout, sauf son fils. 24 mois lors des faits, dixit oncle O.
Le talkie bipe et le fait sursauter.
– T’es où ? demande son père à travers la friture du Motorola.
Nói décroche l’appareil de sa ceinture à la hâte et le fait tomber sur le plancher.
– Nói, t’es où ?
– Allée H…
– Tu fais quoi ?
– Otto veut un pommeau de levier de vitesse pour Margus, un sport, alors j’regarde vers les berlines…
– Pour mettre dans son tas de boue ? Il croit qu’on a que ça à faire, lui… Qu’il commande ça sur Internet ! Tu viens manger ?
– Après… J’voulais trouver la pièce, et l’amener à Otto dans la foulée, avec le Grizzly…
– Si tu prends le quad, tu prends pas la route, hein ?
– OK.
– T’es déjà allé chez Otto par les chemins ?
– Oui, avec toi… ça fait un moment mais je me souviens.
– OK… Prends le téléphone.
Le talkie crachote son bip d’end of transmission. Nói vient de mentir à son père, mais Otto le couvrira si besoin. Au Grizzly maintenant. Le garçon checke son sac à dos : masque de snow, boomerang, trichlo, puis il s’extirpe du 4×4 et varappe vers le bas de la rangée 7.
Touchdown. Tête qui tourne. Nói la laisse faire. Nausée. Il regarde vers le nid. À travers le hayon, il voit la cordelette trembloter. « Je reviens, Black Shark, j’en ai pas pour longtemps », pense-t-il tout haut en reniflant.
3
Il martelait le sol comme s’il faisait le double de son poids. Les bottes en caoutchouc luisaient de la rosée fracassée sur son passage. Il respirait fort. Le fardeau sur ses épaules l’accablait, pressant son corps vers la terre. Il regardait la tourbe détrempée filer sous ses pieds depuis une éternité. Une sangle passée autour de sa taille retenait l’outil pointu. Le long manche de bois entravait régulièrement sa foulée, le forçant à s’arrêter. De la fumée s’échappait de son crâne, du combat que sa peau bouillante livrait à l’air froid du dehors. Les premiers rayons affleurèrent des collines. Ils teintèrent la vapeur de son souffle. L’arbre était en vue. Minuscule, mais en vue. Bientôt, il serait libéré de ce poids mort. Libéré de l’animal qu’il charriait sur son dos.
4
Le Grizzly l’attend au coin de l’allée D. Nói sort les lunettes de snowboard de son sac, fixe ce dernier sur le porte-bagages avant du quad. Comme il enfourche l’engin, la nausée, tenace, refait son apparition. Il attend qu’elle passe, assis, perd patience, pressé de partir. Descend, trotte jusqu’à la rangée 4, se met deux doigts dans la bouche et dégurgite grumeaux de pain d’épices et lait. Du pied, il recouvre de terre le semblant de petit-déjeuner, se demande un court instant ce qu’il fait là, en bas, puis se recompose et repart démarrer le quad.
Les 700 centimètres cubes du Yamaha détonent. Nói enfile le masque, aperçoit dans le mini-rétroviseur un morceau de gerbe sur sa joue. Se trouve rachitique dans le miroir. 14 ans, et la ferme impression qu’il ne grandira plus. « C’est peut-être ça qui excite Roxanne Tarert, se dit-il,
se payer un gamin. » Le garçon éjecte le morceau et pousse sur la gâchette. Le Grizzly s’élance vers la sortie, les allées se succèdent, Nói commence à jubiler.
Quand son père avait acheté le quad d’occasion, le garçon avait remisé l’après-midi même son BMX et son skate au garage. La livrée camouflage style tank-Batmobile radical, le bumper à l’avant genre pare-buffle de 4×4, les crampons des pneus de la taille de ses poings, et le son, le son du moteur (l’ancien proprio avait installé un pot de compétition Yoshimura et visiblement pas eu le temps ni l’argent de customiser le reste)… Nói avait les yeux qui brillaient quand son père le démarrait. Mais Terje avait fait l’acquisition de l’engin pour le boulot, pour les fois où le terrain trop accidenté l’empêchait d’accéder aux véhicules avec la dépanneuse. Le quad pouvait tracter n’importe quoi, en marche arrière si besoin. Les 300 kilos de la bête, l’accélérateur au pouce et les 100 km/h atteignables en six secondes firent qu’il se sentit obligé d’appliquer quelques principes de précaution pour le garçon. Nói n’était donc autorisé à le conduire que dans l’enceinte de la casse, le week-end seulement. Peu de temps après la mort de Lupus, il avait reçu le feu vert de son père pour sortir avec, n’importe quand, chemins uniquement. Sa façon à lui de consoler son fils, de dire qu’il était désolé pour tout ce qui s’était passé. Sans le savoir, Terje avait fait beaucoup plus, il venait de réduire de moitié la fréquence d’inhalation de solvants volatils du garçon.
En passant devant la guérite de l’entrée, Nói se rappelle qu’il a toujours le talkie sur lui. Il freine en dérapant face à la porte de l’accueil, saute de l’engin, entre, pose le talkie sur son socle de recharge tout en se servant un gobelet d’eau à la bonbonne bleue pour chasser l’arrière-goût de bile au fond de sa gorge. Il boit, et réalise qu’il doit prévenir son oncle pour son histoire d’alibi avant que son père ne le devance et le contacte pour autre chose. Les portables ne passent pas bien de ce côté-ci de la casse. Le relais le plus proche se situe derrière la ferme des Tarert, à 3 kilomètres d’ici. GO.
Il sort de la guérite en trombe avant que les grosses bulles n’atteignent le plafond de la fontaine en plastique. Claque la porte d’un coup de pied retourné et saute sur le Grizzly qui grogne d’impatience. Il appuie sur la gâchette, à fond, et les pneus arrière éclaboussent de graviers le préfa des pièces détachées, dont les trois quarts finissent sur le bureau de Terje, par la fenêtre entrouverte. Le quad décolle, littéralement, les deux roues de droite quittant le sol quand le garçon tourne vers le portail resté ouvert. Il relâche un peu de gaz, la bête retombe sur ses pattes et ils quittent l’enceinte de la casse.
Là, deux possibilités : le petit chemin sur la droite qui contourne l’étang puis zigzague au pied des collines, bucolique à souhait et idéal pour une rando troisième âge, ou 1 kilomètre de nationale tout de suite à gauche pour ensuite obliquer vers les terres des Tarert, royal, mais qui comporte le risque que son père l’entende de la maison et devine qu’il est en train d’emprunter la route. À moins qu’il ne roule tout doucement, pendant les 1 000 mètres de macadam… Non.
Nói se redresse et s’assoit fort sur l’arrière en tirant le guidon vers lui. Il part en wheeling sur 50 mètres, avant de replaquer pour pousser le quad à fond. 84 km/h. « Mon père écoute ses infos à cette heure-là, il entend pas. » 96 km/h. « Venla Tarert va me balancer si elle me voit. » 105 km/h. « Fuck ! » Le reste d’ébriété-parano liée au trichlo se vaporise dans l’accélération, Nói exulte, embrasse la vitesse de tout son corps et retire son masque pour que ses yeux pleurent. « À cette allure, une guêpe c’est une pierre », lui a pourtant assez répété son père, qu’importe, le garçon ne s’est jamais senti aussi vivant, sans casque, sans gants, à nu dans ce fleuve d’air frais sur son monstre japonais.
Le chemin sur la droite se rapproche plus tôt que prévu, et Nói a beau doser son freinage, il dépasse l’embouchure du raccourci en riant. Essuie ses yeux humides. Ça fait des semaines qu’il n’a pas fait ça. Trop de trichlo. Trop de… « Otto. Faut que j’appelle Otto. »
Le garçon enclenche les quatre roues motrices. Le relais est en vue, arbre métallique bien visible à travers le sous-bois. Un moucheron-gravillon reçu au menton lui fait remettre son masque. Nói croise les doigts pour ne rencontrer aucun membre du clan Tarert, pas le temps pour eux maintenant. Le chemin se transforme en piste raide qu’il négocie sans problème. Il longe un grillage qui le sépare, lui et les animaux sauvages, de la nationale qui mène à Timpeli, la ville du coin. Puis un pont enjambe la N54, et l’antenne est là.
50 mètres de croisillons de fer verticaux entourent une échelle glissante pour nains, jusqu’à une mesquine plate-forme entourée de paraboles. Nói connaît bien la grande flèche grillagée, il en a fait l’ascension à maintes reprises.
Il stoppe le quad devant le local électrique qui flanque l’émetteur, remarque qu’il est maintenant entouré de barbelés. Le garçon cherche son téléphone dans la poche ventrale de son sweat à capuche, le trouve dans son treillis. Sélectionne « Uncle O » dans les contacts. Répondeur. Laisse un message.
« Otto, c’est moi, c’est Nói… J’ai dit à mon père que je passais te voir pour te donner le pommeau pour Margus, et euh… en fait, c’était pour aller à la Chapelle, avec le quad. Voilà, c’est tout, c’était au cas où, si tu l’avais au téléphone. Bye, et merci hein… »
Le garçon range le portable, et jette un œil sur les spires de fils de fer. Se dit qu’elles ne le priveront pas de son perchoir favori. Sa vigie de pirate, d’où il avait vu un soir les frères Tarert jeter du pont des abats (leur oncle était boucher) sur des véhicules filant sur la nationale. Après quatre voitures touchées, Lari et Vladek, comme défoncés au gaz hilarant, avaient fini par balancer leur bassine sur un poids lourd, qui l’avait évitée de justesse. Le routier s’était arrêté en catastrophe sur l’accotement, puis était sorti avec un gourdin menacer les deux frères.
Les Tarert, qui avaient filmé la scène au téléphone tout du long, s’étaient mis à l’insulter et à lui jeter des pierres avant de prendre la fuite, non à cause du chauffeur de camion mais parce qu’une paire de phares balayait la piste derrière eux. Tout le monde se connaissait par ici, mieux valait donc déguerpir si vous n’aviez pas la conscience tranquille.
Aplati sur le caillebotis tout là-haut, Nói avait observé et mal
vécu la scène, la tête en vrac, la peur au ventre que tout ne dégénère avec les voitures, le camionneur, que les Tarert ne le spottent et montent le chercher alors qu’il venait d’inhaler, et qu’il était encore loin d’en maîtriser les effets.
C’était Lari Tarert qui l’avait initié au sniffing de solvant, après l’alcool et la colle UHU, en fin de primaire. Depuis, le garçon avait pris ses distances avec le clan. La famille (de dégénérés consanguins selon Uncle O) était plutôt instable ces temps-ci, et Nói n’avait pas besoin de ça. Black Shark avait viré au blanc une fois, alors que les Tarert approchaient de la casse, un blanc nacré iridescent, signe de danger, suggérant à Nói qu’il se porterait mieux s’il les voyait moins… Le garçon avait décidé d’écouter le requin.
Le tonnerre le sort de ses pensées. Le ciel est d’un bleu limpide, et Nói percute immédiatement. Il saute du quad et court sur le chemin. Les frelons arrivent. Il s’élance vers un terre-plein débroussaillé, l’endroit idéal pour les voir, et trois F-18 Hornet passent à 150 mètres au-dessus des crêtes en déchirant les cieux et les tympans du garçon. Ilyviesk était leur terrain de jeu, la base aérienne se trouvait à une vingtaine de kilomètres à vol d’oiseau. Otto y travaillait, et y avait déjà emmené son neveu plusieurs fois.
– Allez ! hurle Nói, hystérique, qui sprinte pour les rattraper et croit distinguer un des pilotes lui faire signe avant de partir en chandelle vers la stratosphère.
Le cœur qui bat à tout rompre, le garçon regarde les trois appareils briser leur formation tandis que le premier poursuit son ascension, toujours plus haut. Avec un peu de chance, le leader allait grimper jusqu’aux 12 kilomètres réglementaires pour atteindre Mach 1. Nói adorait ça. Pour lui, le BANG supersonique c’était LA détonation, un dieu qui frappe du poing sur la table.
Après une boucle très propre, les deux autres Hornet se remettent côte à côte et poursuivent leur route, à très basse altitude. Le garçon éclate de rire et crie tout haut :
– Planquez-vous, les poules, les frelons arrivent !
Près de Timpeli, le mois dernier, 4 854 poules étaient mortes de peur suite au survol d’avions à réaction au-dessus de leur poulailler. Otto connaissait le gradé qui travaillait au service contentieux de la base, chargé de l’enquête « visant à déterminer s’il y avait eu relation de cause à effet entre le décès des gallinacés et le passage des avions à réaction de l’armée de l’air ». Si oui, l’armée devrait alors indemniser l’éleveur de volailles hors de lui. L’anecdote, racontée par son oncle, avait fait rire le garçon aux larmes. L’investigation était toujours en cours, mais d’après Otto, l’armée allait pouvoir sortir son carnet de chèques, deux pilotes lui ayant confié que les appareils volaient un tout petit peu plus bas que l’altitude conforme au règlement en vigueur…
Nói se remet en selle, sourire aux lèvres. Ne regrette pas sa virée. Les F-18 ne sont pas venus pour lui, ils sont là pour Lupus.
Le Yamaha vrombit, synchrone avec le téléphone le long de sa cuisse. Nói coupe le contact et dégaine le Nokia.
– Tonton ?
– Ah, pitié, tout mais pas ça ! On dirait que tu dis « Papy ? C’est toi, Papy ? » J’ai 33 ans moi, l’âge du Christ, pas du Saint-Père…
– Désolé…
– Ouais, bah, fais un effort, sinon pas d’alibi, OK ?
– OK, O.
– Ah voilà, ça, d’accord ! C’est lequel déjà, O, dans James Bond ? C’est le bricoleur ?
– J’sais pas… C’est pas Q, lui ?
– Bon, passons, je suis au boulot, moi. Pour l’alibi, c’est OK, mais je veux mon pommeau sport.
– Ça marche.
– Tu vas où, au fait ? À la Chapelle ?
– Oui, j’ai pris le boomerang.
– Ça fait une trotte juste pour balancer ton truc… T’avais pas un champ plus près ?
– En fait, Yvan est en vacances là, du coup je bosse à la casse non-stop. Aujourd’hui c’est fermé, alors j’avais envie de prendre l’air avec le quad, et puis… Et puis ça fait un an, tu sais, pour Lupus.
– Oui, je sais, p’tit père, j’y ai pensé… Bon, écoute, moi je t’appelais aussi pour te proposer un truc : samedi, chez Edyr, y’a une soirée MMA, avec une rencontre light heavyweight pour le titre, sur son nouvel écran géant HD, avec happy hour, etc., ça peut être fun… Moi j’y serai, avec Margus. Ça te dit de venir ?
– Ouais, carrément…
– Banco. Je passe te prendre samedi, vers 20 heures ?
– OK.
– Super, à samedi alors… Amuse-toi bien, et fais pas trop le con avec le quad.
– Bye Otto, à samedi, et merci…
Son oncle a déjà raccroché.
Oncle O, son lien secret avec Elle. Son dernier allié dans ce trou, avec Black Shark, après le chien fou. Du monticule de ses 14 années, Nói n’était sûr que d’une chose, à savoir que Lupus et Otto étaient les deux seuls êtres qui eussent jamais réellement compté. Le garçon vénérait sa mère comme d’autres la Vierge, par procuration, via une image pieuse, sans trop y croire tout en étant certain qu’un jour Elle reviendrait tous les sauver. Son père, Nói l’appréciait comme… comme par défaut. Si, un jour, quelqu’un était venu lui annoncer que Terje n’était pas son vrai géniteur, il n’aurait pas été surpris une seconde. Dur à concevoir, à dire, à entendre, mais c’était comme ça, depuis toujours, en lui.
Contact. Il enclenche la marche arrière, rajuste le masque de snow, recule sur le chemin et repart. Le Grizzly avale 8 kilomètres de sentier, taille la flore locale, laisse ses empreintes crantées dans la tourbe et recrache des cailloux à la pelle pour finalement faire halte au pied d’une vieille butte dégarnie.
Nói éteint la machine, descend en tapotant la selle affectueusement, félicitant l’engin dans une langue inconnue. Dans le rétro, il trouve ses cheveux blonds bien longs. À cause de la vitesse, le voilà coiffé comme l’un de ces crétins de rockeurs gominés. Il allait devoir emprunter la tondeuse de son père, une fois rentré.
Le garçon lève les yeux vers le sommet du coteau. Le soleil en embuscade lui décoche une paire de flèches photoniques. Astre à la con. Nói se félicite d’avoir gardé son masque sur le nez, tout en sortant du sac son boomerang à trois branches. Ses doigts effleurent le plastique blanc de la bouteille de trichlo, hésitent à crocheter le goulot. C’est rare. Il repense à Otto, à la fois où son oncle était venu le chercher à l’improviste et l’avait cueilli dans le nid, vautré dans sa défonce, palpant le plafond du Nissan pour attraper un papillon invisible. Le garçon se revoit, souriant, bavant tel un attardé, croiser le regard de son oncle. Il n’y vit aucun dégoût, aucune colère. Juste une tristesse sans fond. Otto était redescendu aussitôt, laissant seul son neveu effectuer sa descente de son côté, la sortie de trip la plus expéditive qu’il eût jamais connu. Un vrai crash, avec un seul survivant. Nói s’en était voulu à s’en cogner du poing. Dont acte. Évidemment, Otto ne fit rien remonter à son père. Le garçon stoppa le sniffing, pendant au moins huit jours… Quinze jours plus tard, son oncle l’appelait afin d’étrenner son nouveau 4×4, comme si de rien n’était. Il ne lui rappela jamais l’épisode. Nói fit en sorte d’être clean and clear à chacune de leurs sorties suivantes.
Finalement il laisse la bouteille au fond du sac, le met sur ses épaules et attaque le dénivelé. Plutôt que de tirer droit, il pourrait décrire des « S » et moins se fatiguer, mais il lui tarde de procéder à sa petite cérémonie.
Il aurait tout aussi bien pu emprunter la route sinueuse de l’autre versant mais non, l’accès à la Chapelle se mérite. Le flanc plus que raide convainc en général même les plus peureux d’emprunter la voie maudite qui serpente sur l’autre versant. La légende locale voulait que tout véhicule cale à mi-pente, stoppé par les effluves malfaisants de l’édifice profané. La Chapelle, antédiluvienne, haut lieu du satanisme local où se célèbrent encore aujourd’hui sabbats, messes noires et divers sacrifices de chèvres, en plus des traditionnelles réunions gothiques et autres skinhead parties. Vladek Tarert, black métalleux notoire, y avait sa carte de fidélité, plaisantait Otto. Une fois là-haut, en guise de récompense, on avait droit en se retournant à un panorama imprenable sur la vallée, des contreforts d’Askiinen jusqu’aux usines pétrochimiques de Timpeli.
Nói stoppe, hors d’haleine. Haute croix rouillée. La Chapelle se découvre peu à peu, dans sa lugubre majesté.
La bâtisse, avec ses vitraux cassés, sa nef de pierres noires, son toit effondré et ce chêne difforme d’où pendait un pneu de tombereau, imposait le respect. Vieille reine sale dominant la région, elle avait quelque chose de solennel et de sacré qui plaisait au garçon. L’endroit parfait pour honorer la mémoire de son chien défunt. Le reste des murs, aux parois rôties par la fumée de barbecues démoniaques, recouverts de runes, tags, signes cabalistiques et autres symboles nazis, était sans intérêt ; tous ces délires maléfiques n’avaient jamais été du goût de Nói, et Vladek et ses amis dark lui étaient toujours apparus comme de pauvres clowns perdus du côté obscur d’Ilyviesk.
Le garçon gravit les derniers mètres et se retourne pour contempler la vue qui s’offre à lui. Une dizaine de cumulus, fauchés à la base par une brise d’altitude, peuplent un ciel pur, parfait. Le garçon siffle son chien.
Un an qu’il ne l’a pas appelé de la sorte. Siffler ne lui a jamais paru aussi étrange. Même ses lèvres semblent ne plus savoir comment faire. Un an jour pour jour que Lupus est parti. Un an que le vieux pourri l’a tué d’un coup de fusil. Officiellement, le chien appartenait au grand-père, Zelj avait acheté l’animal, ça lui donnait droit de vie et de mort sur lui. Quelle connerie, songe Nói. Pour le vieux, Lupus était un bon clébard mais surtout le gardien de la casse, troisième du nom. Pour lui, c’était juste un outil. Le chien sans tête. La seule marque d’affection que Lupus ait jamais reçue de son maître, une cartouche de calibre de 12. Magnanime, le vieux avait fait passer ça pour un acte de bonté. Douze ans qu’ils vivaient ensemble. Douze mois que c’était fini. Une éthernité pour le garçon. Le solvant carcinogène l’avait aidé à repêcher des fragments de l’esprit atomisé de son chien, dispersés çà et là par les plombs de chasse. Black Shark ? Une émanation synthétisée de Lupus, le garçon en était persuadé, poisson-pilote de l’essence même du chien noir, qu’il restait à rassembler, à libérer.
Nói déterre son boomerang du sac. Crache dessus. Il regarde la salive couler le long de la branche noire, et perçoit un léger souffle de vent sur sa droite. Se positionne face à lui, arme son bras à 45 degrés, siffle son chien et lance. Le boomerang s’envole verticalement, puis amorce un large virage à gauche. L’étoile de carbone tournoie pendant que sa salive sonde l’air et appelle l’animal. L’objet volant revient à la vitesse d’une scie circulaire que le garçon stoppe entre ses paumes, écrasant le crachat du plat des mains. Nói réitère l’opération jusqu’à ce que sa bouche s’assèche. Il comprend qu’il est temps d’arrêter lorsqu’il loupe sa réception. Le boomerang ne le rate pas. Il évite de peu la presse de ses doigts et vient fouetter ses côtes.
Le garçon grimace, serre les dents. Il ramasse le projectile, songe au petit maelström invisible que l’hélice vient d’engendrer. Si Lupus est encore dans les parages, il n’aura pas manqué de repérer les tourbillons de salive, sa tornade d’ADN invisible qui guidera les dernières bribes de sa conscience vers des lieux plus cléments.
Nói essuie le boomerang le long de sa jambe, l’enfourne dans son sac. Il sourit. Pas un seul néo-goth à la ronde, pas de besoin pressant de solvant. La présence de son chien n’a jamais été aussi vivace.
Il redescend à petites foulées le tertre chauve, quand une double déflagration vient secouer la vallée. Cohortes d’insectes et d’oiseaux détalent à l’unisson. À 12 000 mètres d’altitude, le roi des frelons passe le mur et fait claquer la porte du monde dans un courant d’air titanesque. Le garçon lève la tête vers l’azur et sent ses yeux s’embuer. S’était juré de ne plus recommencer mais ces larmes sont pour son chien, que les F-18 saluent d’un baroud d’honneur foudroyant. Alors il ouvre les vannes et pleure, se vide, se purge et convulse, se débarrasse de toute cette eau usée, stagnante et accumulée depuis un an. Serre les yeux, les poings. Quand il les rouvre, il sait. Sait que Lupus est parti.
Une hirondelle trace une virgule sombre, lui rappelant le sillon du requin. Il se demande si Black Shark est parti, lui aussi.