La maison des épreuves
SIRÈNES N°3 – Jason Hrivnak
Jason Hrivnak
La maison des épreuves
Traduit par Claro
vendredi 03 novembre 2023
Taille : 125 mm / 165 mm – 172p. – 11€
ISBN : 978-2-37756-179-7
Un homme apprend le suicide de son amie d’enfance, Fiona, depuis longtemps à la dérive. Enfants, ils formaient un duo exclusif et étrange. Ils avaient construit un monde imaginaire et terrible, « le Terrain d’Essai », dans lequel, de manière cathartique, ils confrontaient tous ceux qu’ils soupçonnaient de leur vouloir du mal à des choix existentiels dont l’issue était le plus souvent cruelle. Rongé par la culpabilité et par la certitude qu’il aurait pu la sauver, le narrateur entreprend de continuer le carnet sur lequel étaient consignés leurs délires enfantins. Ce texte-là, à la fois tentative de rachat et de résurrection de Fiona, constitue le cœur de l’ouvrage.
Le livre se poursuit par la reprise du carnet. À travers un jeu de questions à choix multiples posées au lecteur, le narrateur imagine la suite du Terrain d’Essai. Chaque paragraphe est dédié à une situation, toujours folle et terrifiante, qui touche à quelque chose de profond et de vital, qu’il n’est possible d’atteindre que par le biais de ce jeu tordu, et qui met au jour nos ténèbres les plus essentielles. De question en question, il développe une histoire, celle que lui et Fiona aurait pu vivre, qui prend forme dans une sorte de labyrinthe narratif.
La Maison des épreuves est un livre unique, inclassable, qui provoque une expérience de lecture totalement joussive. La Maison des épreuves est un labytinthe dans lequel vous allez adorer vous perdre, découvrant peu à peu que le but n’est pas d’en sortit mais de profiter pleinement du jeu.
LA PRESSE EN PARLE
« La maison des épreuves, Jason Hrivnak », par Mathilde Ciulla, Untilted Magazine, le 23 janvier 2024 : L’homme écrit La maison des épreuves pour elle, pour cette amie perdue mais aussi pour lui, pour trouver une réponse à sa culpabilité de l’avoir abandonnée il y a de cela des années et de ne pas l’avoir sauvée. Il invente une suite à leurs tentatives enfantines : un lieu qui met au défi chaque personne qui l’approche. Nous nous retrouvons ainsi face à un texte à la forme unique, suite de situations où nous sommes sommé.es de faire des choix, face à des alternatives toutes aussi farfelues et cruelles les unes que les autres.
Livre mystérieux, La maison des épreuves fascine et ne laisse pas indifférent.e, quelles que soient nos décisions.
« Jason Hrivnak, Jeux Pernicieux inc. », par Mathieu Lindon, Libération, 6 janvier 2017 :
Il y a quelque chose de stupéfiant dans La Maison des Épreuves.
« Quel cauchemar êtes-vous ? », par Alain Nicolas, l’Humanité, 5 janvier 2017 :
Le choc du premier roman du Canadien Jason Hrivnak : un tour de la souffrance par deux enfants.
La première épreuve de la Maison est sa lecture. Elle nous tend un miroir déformant (ou vrai) qui reflète ce que nous ne tenons pas à voir. Mais cette atmosphère qui tient de Sade, de Kafka, des grands romans gothiques ou des surréalistes, nous embarque d’emblée. Le plus simple est de garder à l’esprit ce qu’en dit l’auteur. Ce livre a juste besoin d’un bandeau, (…) indiquant ce qu’il a l’intention de faire : « Je veux extirper de tes pires cauchemars quelque chose qui y est tapi et qui ne pourra plus jamais y être renfermé ».
« Traduire, dit-elle. La rentrée des traducteurs », par Alice Zéniter, Le Monde des livres, 22 décembre 2016 :
[L]es embryons de narration m’ont livré de minuscules contes noirs et vénéneux, rappelant ceux d’Edgar Poe. Comme toute œuvre nouvelle, elle ne s’inscrit pas dans un genre mais crée le sien, une forme inédite, un précédent, peut-être, dans l’histoire de la littérature et il me semble donc nécessaire qu’elle existe, qu’elle puisse être lue, voire imitée.
« Attrape-cauchemar », par Ulysse Baratin, En attendant Nadeau, 11 avril 2017 :
S’ouvrant sur un récit adolescent empreint de gravité, [La Maisons des Epreuves] se révèle rapidement joueur et halluciné. Objet rare.
« La maison des épreuves de Jason Hrivnak », par blackrosesforme, Black roses for me, 15 mai 2017 :
C’est pourquoi ce roman, si singulier, superbement traduit par Claro, touche autant. Parce qu’il ne donne pas les réponses, parce qu’il n’y a pas de réponses. Que des interrogations douloureuses. Est-on maître de sa vie ? Faut-il affronter la laideur pour sublimer la beauté ? En quoi les rencontres font de nous ce que nous sommes ? Pourquoi laisse-t-on nos amis nous quitter ? A moins que la seule réponse qui vaille soit celle-ci : l’existence n’est qu’un Terrain d’essai, une aventure sadique où, pour être heureux, il nous faut souffrir, souffrir de plus en plus, ou faire souffrir nos âmes sœurs.
« La Maison des épreuves de Jason Hrivnak », par Anne, Textualités, 9 février 2017 :
[…] Un texte pour le moins déconcertant, empreint d’une noirceur cauchemardesque, poussant dans ses retranchements les plus sombres les limites de la narration. On sort à la fois intrigué et marqué de cette lecture laborieuse et fascinante, perplexe quant à notre ressenti, comme au sortir d’un rêve inquiétant et absurde. Une lecture expérimentale assurément troublante…
« La Maison des Épreuves – Jason Hrivnak », par Ingannmic, BOOK’ING, 27 février 2017 :
A la fois jeu de rôle dont vous êtes le héros, questionnaire à choix multiples, pseudo dissertation philosophique, ce curieux ouvrage vous emmène sur les chemins tortueux d’un territoire à la fois fabuleux et malsain, vous place dans des situations inédites, étranges, qui évoquent rêves ou cauchemars, et dont les brefs intitulés se révèlent de véritables poèmes en prose.
« La Maison des Épreuves de Jason Hrivnak », par Céline Garnier, Librairieduchatborgne.fr, 17 février 2017 :
Ce premier roman est un OLNI (Objet à Lire Non Identifié) bourré d’imagination tantôt poétique, tantôt philosophique, tantôt cauchemardesque… Ce roman ne se dévore pas. C’est lui qui tendrement nous enveloppe dans un monde fantasmagorique où tout paraît possible pour mieux nous dévorer. Il extirpe ce qu’il y a de plus profond et de plus sombre de notre inconscient et y immisce des questions que l’on n’ose pas, que l’on n’osait pas ou que l’on n’oserait sans doute jamais se poser. Des questions qui éveillent en nous tout un panel d’émotions, de sentiments et des souvenirs et qui agitent furieusement l’imagination de notre enfance perdue.
« La Maison des Épreuves (Jason Hrivnak) », par Lucien Raphmaj, Latérature, 23 février 2017 :
La Maison des épreuves est un livre des morts, un livre de vie, un livre d’amour. Face à l’impossible de la mort et du deuil, l’impossible de la littérature, irréalité contre irréalité. Cette solution pourrait être mise à la réflexion à travers toute une littérature tant philosophique que littéraire (de Cioran à Primo Levi, que la littérature a sauvé dans les camps mais n’a pas empêché ensuite son suicide). C’est une littérature qui s’éprouve comme expérience au sens bataillien (…) et qui s’exprime dans L’expérience intérieure, comme expérience-limite, expérience spécifique à la littérature qui approche de manière singulière le travail du négatif. Comme jeu ouvert et sans réponse. Tout tient à ces lignes de fuites qui nous sont tendues comme des bouquets. Une maison aux milliers de portes ouvertes et battantes.
« La Maison des Épreuves de Jason Hrivnak : un beau cauchemar », par Elizabeth Lord, Les méconnus, 15 février 2017 :
Attendez-vous seulement à rêver beaucoup durant les nuits où les mots de Hrivnak berceront votre sommeil…
« 10 livres à lire absolument en attendant le printemps » par Aaïs Orieul, Terrafemina, 9 février 2017 :
Pour faire revivre Fiona une dernière fois, pour faire son deuil, le narrateur a déployé le test ultime, macabre et stupéfiant. Il ne faut pas seulement lire La maison des épreuves, il faut se l’approprier complètement.
« LA MAISON DES ÉPREUVES DE JASON HRIVNAK », par Pr. Platypus, profplatypus.fr, 2 février 2017 :
La Maison des épreuves de Jason Hrivnak, la cérémonie d’exorcisme dont vous êtes le héros.
« Note de lecture : La Maison des Épreuves (Jason Hrivnak) », par Hugues Robert, Charybde 27 : le Blog, 7 janvier 2017 :
Ce qui fait néanmoins de La Maison des épreuves beaucoup plus qu’un formidable compendium onirique et fantastique, ou qu’un méta-jeu pour initiés et curieux, c’est bien l’omniprésence, dans chaque fin de situation, de ce questionnement soigneusement psychologisant, offrant comme une bizarre litanie de développement personnel qui résonne tout particulièrement en disharmonie prolifique avec le ton clinique adopté dans presque toutes les descriptions de contextes, aussi aberrants ou extraordinaires soient-ils. On risquera ainsi l’hypothèse que le pari audacieux du narrateur tardivement repenti – sans que l’on sache de quoi exactement, et au fond, quelle importance ? – est réussi, et qu’il y a bien ici à l’œuvre, par-delà la liesse aventureuse qui nous saisit à la lecture, un anti-manuel de suicide et un guide de réenchantement du monde qui, s’attaquant subrepticement mais très courageusement à ce malaise dans la civilisation qui se cristallise si terriblement dans le suicide (des jeunes tout particulièrement), offre en douce pour remède, contre toutes les recommandations psycho-moralisatrices et néo-bien-pensantes, non pas moins mais davantage de jeu, non pas moins mais davantage de morbidité, ludiquement assumée, non pas moins, mais davantage, bien davantage, d’imagination littéraire, scénaristique et créatrice.
« La Maison des Épreuves, Jason Hrivnak », par Lou, Les feuilles volantes, 12 janvier 2017 :
La Maison des épreuves empreinte un chemin tortueux et une forme nouvelle, surprenante, déstabilisante, « un territoire de repli, un territoire alternatif tout en friches et cachettes », qui dévore le lecteur auquel elle est offerte en pâture. Elle explore l’enfance et l’adolescence, leurs hallucinations, leur sérieux et leur alter-vision de la réalité, elle exacerbe les pulsions autodestructrices et les met en scène pour les exorciser, les extraire de l’inconscient puis les déposer entre les mains du lecteur telles de petits monstres déformés qui palpitent encore.
« La Maison des Épreuves – Jason Hrivnak », par Héloïse, Un dernier livre avant la fin du monde, 13 janvier 2017 :
Jason Hrivnak prouve qu’il peut y avoir de la justesse dans l’outrance, de la tendresse dans la noirceur des âmes et de la beauté dans l’horreur. Transcendant le glauque et sans complaisance avec la violence, la maison des épreuves est à la fois tour de magie et tour de force dans une drôle de foire aux atrocités. La traduction de Claro, comme toujours impeccable, garantit une immersion fluide et sans remous dans l’univers de l’auteur.
COUP DE CŒURS LIBRAIRES
Librairie La Nuit des Temps (Rennes) :
« Ce roman étrange et halluciné se lit comme un cauchemar, une quête initiatique pour sortir de l’inertie poisseuse à laquelle condamne le réel. À chaque tentative pour sauver la jeune femme, c’est le lecteur qui devient cobaye, et fait autant de fois l’expérience de la confrontation à ce qui l’anime de plus sombre. Faut-il le lire vite ? Faut-il tenter de répondre aux questions ? Le roman peut-il pendre possession de nous et désagréger notre sanité ? Chaque réponse apportée aux dérangeantes questions nous augmente ou nous diminue-t-elle par rapport à ce que l’on croyait savoir de nous ? »
Librairie Elkar (Bayonne) :
« Underground et marquant ! Si vous avez le cœur bien accroché et que vous aimez les lectures originales, le livre est pour vous. Entre le livre dont vous êtes le héros et un guide de developpement personnel un peu trash. »
FNAC (Belfort) :
« Ce livre est un véritable OLNI qui prend à partie le lecteur en le questionnant sur des situations étranges auxquelles il peut choisir entre trois réponses, puis de brefs chapitres le positionnent face à d’autres encore plus lugubres et cauchemardesques. C’est malsain, glauque, et une expérience littéraire unique ! »
Librairie Durance (Nantes) :
« Un OVNI inclassable et bien déjanté. N’attendez pas, entrez dans le jeu. Et perdez-vous… »
Librairie Petite Egypte (Paris) :
« Le livre comme main tendue. Feuillets atypiques dédiés au souvenir d’une personne perdue. Un questionnaire litanique qui plonge dans une transe contemplative. »
Lucas, de la libraire Bisey (Mulhouse) :
« Une expérience de lecture unique. Ce livre est destiné à une personne suicidaire et à pour but de l’empêcher de passer à l’acte. Les pages, se présentant d’abord comme un livre à choix multiples, vous poussera dans les retranchements de votre morale. ! Histoire fictive ! »
EXTRAIT
Le 7 mai 2006 au petit matin, mon amie d’enfance Fiona est entrée par effraction dans l’école élémentaire qu’elle et moi fréquentions il y a plus de vingt ans. Elle était vêtue de couches de vêtements élimés et portait dans un sac en toile l’intégralité de ses biens terrestres. D’une indépendance farouche, d’un naturel indocile, Fiona avait passé une bonne partie des dix dernières années à vadrouiller à l’étranger. Elle avait subsisté comme elle pouvait sur trois continents, toujours en quête des drogues les plus fortes et des plus sombres déshérités. Personne ne savait qu’elle était rentrée à Toronto. Je l’imagine à la fois embellie et accablée par cette absence de responsabilité, par l’effroyable liberté de celle qui s’endort là où elle tombe et dont les points de chute sont un mystère perpétuel.
Une fois à l’intérieur de l’école, elle a déambulé dans les couloirs déserts, examiné les vieilles vitrines encombrées de trophées et de photos de classe à la recherche d’un nom ou d’un visage familier. Dans l’une des salles de classe situées à l’étage, elle s’est postée devant une fenêtre donnant sur la cour de récréation et a pleuré en silence dans le noir pendant presque une heure. Peu avant les premières lueurs du jour, elle est redescendue et s’est enfermée dans le vestibule reliant les quartiers de l’administration au bureau du principal. Elle s’est assise sur le petit banc capitonné où des générations de délinquants avaient attendu d’être reçus par le principal. Là, après avoir fumé une dernière cigarette, elle a ôté son manteau, remonté ses manches, et s’est ouvert les veines avec une lame de rasoir.
Je n’ai appris la mort de Fiona qu’environ cinq semaines plus tard, la nouvelle me parvenant par un courrier de son père. Il me l’adressa à mon travail et je me souviens de l’engourdissement qui s’abattit sur moi tandis que je lisais sa lettre, les bruits du bureau de plus en plus ténus et indistincts, comme s’ils étaient émis depuis un autre monde. Je dus lire le passage central de la lettre – la description de la mort de Fiona – une dizaine de fois sans parvenir à m’assurer que je l’avais correctement compris. En dépit de la terrible simplicité de ce qui était dit, le passage en question semblait codé.
Bien sûr, le père de Fiona ne m’avait pas contacté uniquement pour m’exposer les détails de la mort de sa fille. Il avait un service à me demander. À la fin de la lettre, il m’expliquait que les autorités avaient découvert, en examinant les effets personnels de Fiona, un vieux document tout abîmé et plié dans la poche de sa veste. La famille avait été incapable d’en tirer quoi que ce soit, mais l’écriture leur paraissait clairement juvénile. Ils se demandaient si je pouvais les aider à en percer le sens, Fiona et moi ayant été très proches quand nous étions enfants. Une photocopie en couleurs était jointe.
Lire plusC’est alors que j’examinais la photocopie, des gribouillages vagues et effectivement enfantins, que je ressentis les premiers brasillements d’une migraine. Sur le moment, je me dis que la nouvelle de la mort de Fiona avait été trop pour moi, surmenant quelque sous-système vital de ma constitution par ailleurs déjà fragile. C’était une explication étrangement nostalgique, m’attribuant une sensibilité que j’avais perdue des années, voire des décennies plus tôt.
Je quittai le bureau et me séquestrai dans mon appartement, parvenant tout juste à fermer les rideaux avant d’être assailli de plein fouet par la migraine. Je restai au lit et laissai la douleur me submerger. Celle-ci fit rage sans discontinuer jusqu’après minuit et, quelques minutes avant de m’endormir, je ressentis une quiétude extraordinaire. De vieux souvenirs se dénouèrent et affluèrent, conférant une vive et amère clarté au récit de la mort de Fiona. Je vis le vestibule où elle s’était suicidée et je compris le profond et total désespoir qu’impliquait le choix du lieu. Personne ne pouvait la voir ici, personne ne pouvait la sauver. Des légions entières de Fiona pouvaient s’annihiler sur le banc capitonné au Skaï usé, personne n’en saurait rien ni ne s’en soucierait hormis le médecin légiste.
J’appelai au bureau pour dire que j’étais souffrant et ne viendrais pas de la semaine. Au cours des jours qui suivirent, la migraine vint et repartit, chaque vague encore plus perturbante et dysphorique que la précédente. Cela correspond tout à fait à mon cycle habituel. Quand la migraine s’installe plus d’une journée, elle devient de moins en moins douloureuse, mais, dans le même temps, plus fantasmagorique. Au troisième ou quatrième jour de cette crise-là, j’étais perdu dans une forêt d’hallucinations. À un moment, je me réveillai et vis un homme de près de deux mètres cinquante au pied de mon lit. Il arrachait par lambeaux la chair de sa cage thoracique et de grosses larmes bleu ciel coulaient sur son visage. Je vis des scènes de rue au lendemain d’un carnaval, les détritus et les serpentins piétinés d’une netteté si prégnante qu’ils restaient inchangés, que je les regarde les yeux ouverts ou fermés.
D’une certaine façon, j’ai toujours aimé mes migraines. Elles imposent une façon de voir différente. Elles extorquent à mon quotidien sordide des sensations fulgurantes et des plus inhabituelles. Mais mon moment préféré est, de loin, l’accès de lucidité qui survient après. Dans le sillage d’une crise, je me sens insouciant et d’attaque, doté de l’immense capacité respiratoire d’un pêcheur de perles. Autour de moi, le monde vibre d’une sauvagerie brute, d’une puissance encore intacte et indomptée.
C’est le dimanche après avoir reçu la lettre de mort, après quatre jours de migraine d’affilée, que j’eus l’idée de La Maison des Épreuves. Assis dans mon lit pour la première fois depuis douze ou peut-être quatorze heures, j’eus la certitude soudaine et inébranlable que j’aurais pu sauver Fiona. Ce genre de pensées doit être terriblement courant chez les personnes dont un proche s’est suicidé, mais il ne s’agissait pas pour moi de me mettre à la place de sa famille et de ses compagnons d’errance. C’était différent. Ma conviction était enracinée dans un stock secret de souvenirs auxquels seuls Fiona et moi avions accès. Je n’aurais jamais considéré ces souvenirs comme susceptibles de nous aider si le papier retrouvé sur le corps de Fiona ne m’avait révélé qu’elle-même s’était tournée vers ces souvenirs dans les heures précédant sa mort.
Le document récupéré dans la veste de Fiona témoignait non d’une écriture enfantine, mais de deux : celle de Fiona et la mienne. C’était une page arrachée à l’un des nombreux carnets dans lesquels nous avions consigné nos projets du Terrain d’essai.
J’ai rencontré Fiona à l’automne 1982, le premier jour de la rentrée scolaire. Nous avions alors neuf ans. Fiona était nouvelle dans le quartier et dès l’instant où je fis sa connaissance je sus que notre amitié serait différente. Juste avant l’appel du matin, elle vint s’asseoir à côté de moi alors que la place avait été attribuée à un autre élève. Quand l’institutrice fit remarquer qu’elle s’était assise à la mauvaise place, Fiona lui dit qu’elle et moi nous connaissions d’avant, quand on était tout petits, et demanda à ce qu’on reste ensemble. L’institutrice me demanda si ce que disait Fiona était vrai et, sans la moindre hésitation, je confirmai ses propos. Je me souviens de l’euphorie qui fut la mienne en me découvrant complice d’un tel mensonge. C’est un mensonge que nous n’avons jamais avoué, et, dans les années qui suivirent, nous appelâmes toujours cette première journée notre réunion, telles des retrouvailles après un long et douloureux exil.
Au bout de quelques semaines, nous étions inséparables. Dans la cour et ailleurs, nous évoluions à la façon de créatures conjointes, proches physiquement chaque fois que c’était possible et, quand nous étions séparés, intensément conscients de l’absence de l’autre. Nous mîmes au point un rituel, consistant à échanger par écrit des petits messages et des talismans dès que nous devions nous séparer pour des laps de temps inhabituels. J’en vins à croire que j’étais capable de ressentir la chaleur de Fiona sur des objets qu’elle n’avait pas touchés depuis des jours.
Les termes eux-mêmes – « Terrain d’essai » – étaient très certainement quelque chose que nous avions emprunté au père de Fiona, un médecin qui avait passé les dix premières années de sa carrière dans l’armée. C’était un homme las et égocentrique qui ne prenait guère la peine de dissimuler son immense mépris pour les pièges de la vie civile. Il n’aimait rien tant que raconter ses années passées dans l’armée, et Fiona et moi ne nous lassions jamais de l’écouter. À nos oreilles incultes et impies, la terminologie militaire était pareille à l’anglais de la bible du roi James. Écouter le père de Fiona était une forme de communion, une façon d’inscrire en nous la vicieuse neutralité des concepts de défilade, frappe neutralisante, zones de rupture, tirs d’efficacité.
Au départ, ce n’était rien de plus qu’une figure de style, une de ces poignées de mains secrètes que mettent au point les enfants pour témoigner de leur propre ingéniosité. Les jours où notre institutrice s’était montrée particulièrement ennuyeuse ou pédante, Fiona et moi échangions un regard et disions : « Elle est bonne pour le Terrain d’essai. » Quand nos camarades de classe, stupides et gâtés, lisaient leurs rédactions expliquant comment ils allaient un jour sauver le monde, nous disions : « Une semaine au Terrain d’essai chassera ces bêtises de leur esprit. » Si l’on nous avait poussés à clarifier notre propos, nous aurions répondu que le Terrain d’essai était un lieu cauchemardesque, un endroit où d’épouvantables expériences étaient menées sur des sujets non consentants. Je pense que nous aurions même alors reconnu que c’était un endroit où nous seuls pouvions envoyer nos ennemis et duquel nous seuls avions le pouvoir de les faire revenir.
Et nous ne manquions pas d’ennemis, loin de là. Notre complicité était une source d’irritation perpétuelle pour notre entourage et faisait de nous une sorte de paratonnerre à l’école. Le principal adjoint qui donnait des cours quand notre prof était absente nous qualifiait souvent de tourtereaux, à la grande joie de nos camarades. Les élèves plus âgés excellaient dans l’art de maltraiter autrui, et s’en prenaient à Fiona quand ils voulaient me mettre en colère, et vice versa. De façon assez prévisible, cette pression ne fit que nous rapprocher davantage. Nous nous mîmes à éviter les réunions de groupe et les événements sportifs, et même, parfois, les cours eux-mêmes. Tandis que les autres élèves allaient de chez eux à l’école et de l’école à chez eux tels des somnambules, nous commençâmes à nous tailler un territoire de repli, un territoire alternatif tout en friches et cachettes, bref, des endroits où nous étions sûrs qu’on nous laisserait tranquilles. Tout ça était nouveau pour moi. Avant de rencontrer Fiona, j’étais un garçon plutôt banal, paresseux, insipide et timide. Mon nouveau statut de paria m’enchantait.
Notre quartier était une subdivision stérile et récente dans le coin nord-est de la ville. Il était bordé des deux côtés par un parc industriel, et notre endroit préféré était le terrain occupé par les pylônes de ligne à haute tension, qui longeait à l’ouest les entrepôts. Nous passions un nombre incalculable d’heures à errer dans l’herbe haute, avec au-dessus de nos têtes les lignes à haute tension qui chantaient comme des astres. Le terrain servait également de décharge de facto au quartier, aussi était-il habituel de trouver toutes sortes d’étranges trésors dans l’herbe. Un jour, alors que nous examinions le contenu d’une malle de cabine abandonnée, nous avons trouvé deux poupées à la tête en porcelaine, un garçon et une fille. Il s’agissait de toute évidence de jouets anciens, voire précieux. Nous leur avons donné nos noms avant de leur briser la tête avec un parpaing. Nous avons utilisé du fil de fer pour attacher ensemble les deux corps inertes puis nous les avons enterrés dans une tombe peu profonde, notre délégation au pays des morts.
En novembre de cette première année, nous avons commencé à prendre des notes pour le Terrain d’essai. Ça a commencé chez Fiona par un pluvieux samedi après-midi. Voyant qu’on s’ennuyait, la mère de Fiona nous apporta du papier brouillon et de quoi écrire pour nous aider à passer le temps. Mais au lieu de gribouiller tranquillement, nous passâmes plusieurs heures d’affilée à dessiner des plans détaillés d’installations clés du Terrain d’essai. À la fin de la journée, juste avant de faire une pause pour le dîner, nous avons examiné notre travail et compris que notre monde imaginaire avait franchi une étape importante. La qualité de ce que nous avions accompli ne faisait aucun doute. Nos dessins étaient détaillés et bien proportionnés – d’une maturité effrayante pour des enfants –, comme si ensemble nous avions capté la voix d’un savant fou et hérétique.
Dès lors, nous avons consacré plusieurs heures par semaine à décrire et dessiner le Terrain d’essai. Nous avons réalisé des cartes, des plans, des diagrammes et des manifestes. Nous mîmes au point un code complexe, recourant à des symboles et des abréviations à la place des termes habituellement utilisés. Chaque fois que la mère ou le père de Fiona venaient nous voir, ils nous trouvaient invariablement penchés sur nos cahiers, travaillant d’arrache-pied à nos plans. Ils devaient nous trouver très studieux, voire exceptionnels.
Les seules fois où nous cessions d’y travailler, c’était pendant les périodes de rechute de Fiona. Je ne crois pas que sa maladie ait jamais été diagnostiquée de façon satisfaisante, mais son père semblait penser qu’elle était d’origine neurologique. Ils avaient demandé à Fiona de ne pas en parler, ce qui suffisait en soi pour me convaincre de sa gravité. Lors d’un rare moment de sincérité, elle me raconta que ses crises lui donnaient l’impression d’avoir un feu prisonnier dans sa tête. Elle me dit que parfois, quand elle sentait le prodrome d’une crise, elle essayait de l’éviter en hurlant, en se frappant ou en détruisant au hasard des objets dans la maison. Elle me montra une profonde entaille qu’elle avait faite dans le parquet de la salle à manger en traînant un gros buffet sur quelques mètres. J’ai fait ça, dit-elle.
J’avais coutume de laisser Fiona seule quand elle était malade, mais un jour, poussé par la curiosité, je fis un saut chez elle en rentrant de l’école. Sa mère vint m’ouvrir et m’invita à entrer. Elle me dit que Fiona était dans sa chambre et qu’il serait bon que je monte la voir, sans me demander de ne pas faire de bruit ni de ne pas m’attarder. Je me souviens que cela m’étonna. Rétrospectivement, je m’aperçois qu’elle ne m’aimait pas et que sa tolérance à ma présence perpétuelle dans la maison était intimement liée à la maladie de sa fille. Malgré la preuve évidente du contraire, la mère de Fiona essayait de se convaincre que le garçon calme et banal qui se trouvait sur son pas de porte exerçait une bonne influence sur sa fille et était un allié dans son combat pour assurer la normalité dans son foyer. J’avoue non sans une certaine émotion que je suis heureux de l’avoir déçue.
La chambre de Fiona se trouvait au dernier étage de la maison, une petite pièce sous les combles avec des lucarnes des deux côtés. Quand je frappai et poussai la porte, je la trouvai couchée dans son lit, me présentant le dos. Je murmurai son nom et après un long silence elle repoussa d’une main les couvertures, m’invitant à occuper la place libre derrière elle.
Je me glissai dans le lit et tirai les couvertures sur nous. Elle me demanda ce qui s’était passé ce jour-là à l’école et je sentis au son de sa voix qu’elle avait pleuré. Je lui dis qu’un des garçons était tombé malade en classe et avait vomi de la lave noire sur son bureau. Je lui dis que le garçon s’était écroulé par terre et que quand la prof avait essayé de le ranimer, la main de cette dernière avait transpercé les os cassants de la cage thoracique de l’enfant et s’était enfoncée dans son corps à la façon d’un marteau. Le mal qui sévissait en lui avait alors brûlé la main de la prof au niveau du poignet et tous les élèves l’avaient regardée, fascinés, tandis qu’elle s’enfuyait en hurlant dans les couloirs. Plus tard, à l’heure du déjeuner, d’étranges nuages gris anthracite s’étaient amassés au-dessus de la cour de récréation, et une pluie de feu et de shrapnels s’était abattue sur les écoliers. Les feux infernaux s’étaient ensuite répandus dans toute la ville, incendiant tous les bâtiments où nous avions mis le pied, exterminant toutes les personnes que nous avions connues. Je dis à Fiona qu’elle et moi étions les seuls survivants, le monde extérieur étant devenu trop sauvage et lumineux et apocalyptique pour que survive quiconque à part nous.
Au bout d’un moment, elle sombra dans un sommeil léger et agité, ses mains jointes telles celles d’une momie sous son menton. J’écoutai le rythme de sa respiration et ralentis la mienne pour m’y adapter. Une personne qui nous aurait entendus aurait cru la chambre occupée par un seul corps, une seule paire de poumons. Je pressai mes lèvres sur sa nuque et sentis un millier de petites trappes s’ouvrir en moi.
Les dénouements heureux sont laids et dangereux parce qu’ils dépouillent le monde de ses miracles. Tous les enfants le comprennent. Ceux qui acceptent le confort terne des dénouements propres et heureux n’agissent ainsi que parce que les miracles sont souvent inextricablement liés à des choses horribles. Ce que Fiona et moi avions commencé de comprendre, c’était que non seulement l’horreur peut être grisante, mais que ceux qui s’en enivrent cessent de rechercher l’illusion qui veut que tout finisse bien. Bien que Fiona fût en train de devenir rapidement mon seul univers, mon souhait ce jour-là ne fut pas que sa maladie disparaisse ou qu’elle soit vaincue par une guérison soudaine et miraculeuse. Bien au contraire, j’espérai qu’elle et moi puissions dépérir et mourir ensemble, qu’aucune peine ne soit sienne qui ne m’affecte également.
Au cours des deux ans et demi qui suivirent, nos projets pour le Terrain d’essai gagnèrent en complexité. Alors que les essais eux-mêmes étaient toujours violents, nous écartâmes rapidement les thèmes de pure vengeance qui nous avait motivés au début. Nous nous intéressions bien trop aux vies intérieures de nos sujets pour perdre du temps en banales tortures comme l’arrachage des ongles ou le supplice de la roue. Nous comprenions qu’afin de produire des formes de rupture supérieures, nous n’aurions guère besoin des tests et des installations courantes, le meilleur de chaque individu devant se révéler lors de traitements sur mesure.
Il y avait, par exemple, une fille dans notre classe du nom de Marnie dont le rêve le plus cher était de devenir violoniste de concert. Nous avions entendu Marnie jouer à l’assemblée du matin et même s’il était clair que ses parents avaient énormément investi en leçons, notre opinion à nous était qu’elle ne possédait aucun talent particulier. Marnie avait également, comme nous l’apprîmes, une peur mortelle des rats.
L’épreuve que nous avons imaginée pour elle s’appelait La Mer écumante. Elle consistait en un simple hôtel situé sur une route à l’écart dans l’arrière-pays du Terrain d’essai. Nous avons conçu une suite nuptiale spéciale, d’un rouge et noir somptueux, et indiqué que le matelas à eau en forme de cœur devait être vidé et remplacé par une cage en forme de cœur pleine de rats. La mission de Marnie consistait à passer une nuit dans la cage. Si elle passait la nuit sans se faire dévorer et sans tenter de sortir de la cage, nous la récompenserions par une période de un an d’excellence musicale. Si elle voulait que son excellence soit renouvelée à la fin de ladite année, elle devrait se présenter à nouveau à l’hôtel, afin de passer cette fois-ci deux nuits dans la cage.
Telle était l’économie de base du Terrain d’essai : la torture en échange d’un aperçu de ce que le cœur désirait. Nous concevions des épreuves dans lesquelles des garçons laids se faisaient aimer de jolies filles en se brisant les pieds avec un marteau. Nous concevions des épreuves dans lesquelles de vieux voisins séniles avaient droit à une journée de lucidité par an s’ils acceptaient de commettre un acte violent sur un de leurs proches. Et parce qu’il appartenait au Terrain d’essai d’attribuer des récompenses de plus en plus réduites, chaque épreuve devenait de plus en plus difficile et virulente au fil du temps. Le garçon qui avait conquis le cœur de sa bien-aimée en se brisant les pieds devait se briser les tibias et les genoux à coups de marteau s’il voulait la garder. Le voisin sénile était forcé de commettre des actes toujours plus horribles jusqu’à ce que ses proches l’abandonnent et que plus personne ne vienne le voir lors de ses journées de lucidité mal acquises.
Avec le recul, il est facile de dire que nous opérions dans un territoire très dangereux. En concentrant la violence de nos rêveries communes sur de vrais individus de notre entourage, nous nous rendions vulnérables à une variété infinie d’incompréhensions. Si quelqu’un avait découvert la nature de notre travail, nous aurions eu très certainement de sérieux ennuis, entre autres parce que les adultes sourds à nos élans étaient incapables de ressentir la grande chaleur qui nous animait. La triste vérité, c’est qu’en enquêtant sur les désirs et les peurs de nos potentiels sujets, Fiona et moi prêtions davantage attention à leur vie intérieure que leurs épouses, leurs frères et sœurs, leurs amis. À chaque épreuve que nous concevions, nous braquions une torche sur le vide au cœur de notre communauté et, ce faisant, nous nous écartions davantage du troupeau.
Nous avons continué à travailler sur le Terrain d’essai jusqu’à la fin de la sixième, quand Fiona apprit que son père avait accepté un nouveau poste à Chicago et que sa famille allait emménager là-bas pendant l’été. Nous passâmes nos dernières semaines ensemble comme à l’accoutumée, à écrire et dessiner et nous promener sous les lignes à haute tension. Nous ne parlions jamais de notre imminente séparation, et j’y voyais l’acceptation tacite que notre travail touchait à sa fin, que nous allions abdiquer, pour ainsi dire, notre hostilité croissante envers le monde qui nous entourait. Fiona, comme j’allais le découvrir, voyait les choses de façon complètement opposée.
Au cours de notre dernière après-midi ensemble, Fiona m’annonça qu’elle avait une surprise pour moi. Elle m’emmena au milieu des pylônes électriques puis s’engagea dans le sentier menant à l’un de nos repaires habituels, un petit coin sans herbe près de la carcasse rouillée d’un vieux transfo électrique. Elle farfouilla dans une planque sous des palettes, en sortit deux couteaux de chasse encore dans leur fourreau, et m’en remit un. Je sus aussitôt ce à quoi elle pensait. Une semaine plus tôt, j’avais rédigé une épreuve particulièrement sanglante intitulée Les Rouges. Ça n’avait rien de spécial, le genre de petite séance morbide que je concoctais chaque fois que je m’ennuyais. Mais je l’avais montrée à Fiona, et je me souvenais qu’elle avait rempli la page avec un nombre inhabituel de commentaires et de suggestions.
Le test était un pacte suicidaire pour jeunes amoureux. Il était inhabituel en ce qu’il n’avait pas besoin de se dérouler sur le Terrain d’essai, n’importe quel endroit convenant tant qu’il était isolé et calme. Le test commençait avec les deux amoureux assis face à face, par terre, chacun armé d’un couteau et chacun relié par intraveineuse à une réserve illimitée de sang d’un groupe sanguin spécifique. À un signal, chacun devait trancher la carotide de l’autre. L’idée du test consistait à se regarder dans les yeux le plus longtemps possible. La réserve de sang devait leur permettre en théorie de perdre leur sang indéfiniment, mais à l’instant où l’un d’eux cessait de regarder l’autre, la transfusion s’arrêtait et les deux sujets mouraient. Je précisais que par la suite un obélisque en pierre rouge devrait être dressé à l’endroit où avait eu lieu l’épreuve, sa hauteur correspondant exactement au temps pendant lequel les amoureux ne s’étaient pas quittés des yeux. Je prévoyais un monde jonché de ces étranges monuments rouges, offerts à l’admiration des êtres solitaires qui ignoraient l’amour, et comme autant d’insultes aux parents endeuillés.
Car aussi longtemps que j’avais connu Fiona, mes rêves avaient été hantés par des scènes dans lesquelles nous mourions tous les deux. Si elle avait proposé un pacte suicidaire ne serait-ce que quelques mois plus tôt, quand notre immersion dans le Terrain d’essai m’aurait rendu aveugle aux conséquences, j’aurais très bien pu accepter sans réfléchir. Mais un changement subtil et, jusqu’alors, invisible, avait pris place dans les tréfonds de mon esprit. Assis face à elle, un couteau dans la main, je sentais que l’ombre de son départ imminent s’était déjà interposée entre nous. Je sentais qu’elle proposait le pacte non comme une forme d’union mais plutôt comme un moyen d’éviter la complexité des inconnus l’attendant dans sa nouvelle maison. Pour le dire abruptement, je ne lui faisais pas confiance. Et je sentais qu’il était indigne de moi de faire un pacte – n’importe quelle sorte de pacte – avec une personne en qui je n’avais pas confiance.
Au final, bien sûr, Fiona ne voulait pas plus que moi mourir ce jour-là. Ce qu’elle voulait, c’était un sacrement, quelque chose susceptible de marquer l’occasion de notre séparation et de mettre un terme solennel au monde parallèle que nous avions édifié ensemble. Nous aurions pu jouer une version réduite du pacte en nous scarifiant ou en procédant à un échange de sang. Nous aurions pu faire le pacte en pensée, et maintenir l’acte lui-même dans une sorte de réserve perpétuelle. Nous aurions même pu aller jusqu’à sortir les couteaux de leur fourreau et placer l’acier sur la peau de l’autre, afin de mieux sentir en quoi cette idée était une erreur et donc lui ôter sa puissance. Étant le plus hésitant, c’était à moi de proposer un compromis qui aurait préservé nos vies et cimenté notre amitié pour les années à venir. Mais, perdu dans ma méfiance et le sentiment d’avoir été abandonné, je préférai tout envoyer paître.
– Ces couteaux seraient parfaits pour l’épreuve que tu m’as montrée la semaine dernière, dit Fiona. Tu ne trouves pas ?
– Je ne sais pas trop de laquelle tu parles, dis-je.
– Celle avec les amoureux. Qui se tranchent la gorge.
– En fait, je trouve cette épreuve plutôt stupide. Tu ne l’as pas trouvée stupide ?
– Non. Elle m’a beaucoup plu.
Je sortis mon cahier de mon sac. Je cherchai la page sur laquelle j’avais écrit Les Rouges et l’arrachai.
– Tiens, dis-je. Garde-la.
– Tu viens d’arracher une page de ton cahier, dit-elle.
– De toute façon, il ne sert plus à rien maintenant, non ?
– Qu’est-ce que je suis censée en faire ?
– J’en sais rien. Fais un avion en papier. Accroche-le sur ton mur à Chicago.
Pendant longtemps, j’ai cru que j’avais assez bien géré la situation, déminant le potentiel de violence rituelle tout en faisant un cadeau à Fiona. Je comprends aujourd’hui, bien sûr, que je n’avais fait que débiter une litanie de choses cruelles et mesquines. J’avais laissé entendre que Fiona était stupide. Je lui avais parlé comme si je considérais son départ comme une trahison personnelle. Et, en abîmant mon cahier, je lui avais dit que je me fichais désormais du Terrain d’essai ou du temps que nous avions passé à le concevoir.
Après ça, nous passâmes une étrange demi-heure à parler de tout et de rien et à remuer la poussière du bout du pied. Nous avions prévu d’aller fêter son départ au restaurant ou de faire cuire des hot-dogs sur un feu de camp, mais au final nous ne fîmes rien de tout ça. Fiona rentra chez elle tôt, et, hormis le fait que ni l’un ni l’autre ne fîmes d’allusion au lendemain, nous nous séparâmes comme nous le faisions les autres jours. Je ne l’ai jamais revue.
Nous avons essayé de rester en contact au cours des années suivantes, mais Fiona était nettement plus attachée à notre correspondance que moi. J’avais extrêmement honte de la vie que je menai après son départ et guère envie d’en parler par écrit. L’école était devenue un cauchemar. La cinquième fut l’année où mes migraines commencèrent et dans le tri éclair du collège je fus aussitôt désigné comme indésirable. Privé de repères et de confiance en moi après tant d’années passées en compagnie d’une âme sœur, je me transformai en un clin d’œil en ce garçon solitaire et renfermé que j’avais toujours eu peur de devenir. De la cinquième à la fin du lycée, j’évitai de m’attacher à qui que ce soit et passai le plus de temps possible tout seul. Je gavai mon esprit de sexe et d’immondices et vis s’évanouir comme un rêve le Terrain d’essai.
Fiona, quant à elle, fut très malheureuse à Chicago. Ses crises reprirent à une fréquence inquiétante, parfois d’une gravité telle qu’elle dut faire des séjours à l’hôpital. Ces séjours usaient sa patience, l’effrayant et conférant un nouveau sentiment d’urgence à sa nature déjà indocile. Chaque fois qu’elle allait mieux, elle rattrapait le temps perdu en se livrant à toutes les formes de révolte dont peut disposer une ado irresponsable. Ses lettres vibraient toujours d’un engouement morbide pour un nouveau médicament illégal ou un club clandestin et déjanté. Elle fréquentait souvent des gens ayant trois ou quatre ans de plus qu’elle, ce qui lui permettait de dormir un peu où elle voulait ou de profiter de trajets en voiture, facilitant ainsi son accès à une indépendance précoce.
Elle partit de chez elle à seize ans et dès lors je ne sus plus où la joindre. Mais, tous les deux ou trois mois, elle m’envoyait une lettre écrite à la va-vite ou une carte postale pour me raconter ses toutes dernières mésaventures. Elle me parlait de ses tentatives avortées pour fabriquer de la meth dans une communauté du nord de la Californie. Elle me parlait du rade dans le New Jersey où elle était serveuse et avait pris l’habitude de siffler une bouteille de vodka par jour. Elle semblait mettre un point d’honneur à ne jamais essayer de me dissimuler à quel point elle était devenue incontrôlable. Pour mes dix-huit ans, elle m’envoya une boucle d’oreille avec diamant, en m’expliquant dans sa lettre qu’elle l’avait arrachée à une fille au cours d’une bagarre dans un bar. J’approchai la boucle d’oreille d’une lumière et distinguai un minuscule bout de chair pris dans le fermoir.
Les lettres cessèrent d’arriver peu après que j’entre à la fac et, même si j’ai honte de le dire, j’en fus soulagé. Nous suivions des voies si grossièrement divergentes. Tandis que Fiona allait d’un endroit à l’autre, en voyageuse saisonnière, je faisais tout mon possible pour m’isoler du reste du monde. À la fac, je séchais les cours et profitais du fait que j’habitais seul pour m’essayer à de nouvelles formes de solitude. Je recouvris mes fenêtres de rideaux opaques et m’enfermai à double tour dans mon appartement pendant des jours, puis des semaines d’affilée. Je devins obsédé par mes rêves. Je fis des expériences, variant mon rythme de sommeil afin d’atteindre une lucidité maximale, puis profitant du souvenir aigu de ces rêves pour remplir une étagère entière de carnets. Il m’arrivait parfois de passer jusqu’à quatorze ou quinze heures à coucher par écrit les rêves de la nuit précédente – des détails aussi précis que le temps qu’il faisait, la flore et les styles architecturaux – puis de retourner me coucher dans la foulée afin de tout reprendre à zéro. Satisfaire ma faim de sommeil avait un prix, et je finis par en être dépendant. Quand je passai mes diplômes, même de simples tâches comme faire des courses au supermarché ou m’asseoir dans une salle d’examen bondée déclenchait aussitôt des migraines débilitantes. Ma vision du bonheur était une pièce sans fenêtres dans laquelle je n’aurais plus jamais à souffrir la présence d’un autre être humain. Il ne me vint pas une seule fois à l’esprit que Fiona et moi étions aussi malsains l’un que l’autre, aussi desservis par nos stratégies d’existence respectives. Selon moi, Fiona avait adapté avec succès sa vie à ses désirs les plus intimes, quant à moi j’essayais tout bonnement d’en faire autant.
Cette façon de penser m’aida à tenir toute la triste mais paisible décennie pendant laquelle, ayant décroché mes diplômes universitaires, j’essayai de me lancer dans la vie. L’intimité restant ma priorité n°1, je connus quelques faux départs et me fis la réputation, à la fois personnelle et professionnelle, de quelqu’un qui renonce facilement. Les mauvais jours, ma vie ressemblait à une succession infinie d’appartements sordides, de petites amies indignées et de boulots que je quittais au bout d’à peine quelques semaines. Mais progressivement, au fil des ans, je me fis accepter. J’appris à éviter les personnes exigeantes, même quand elles m’étaient précieuses et même si leur compagnie me réussissait. J’appris que la seule façon fiable d’éviter les ennuis consistait à chasser de ma vie tout ce qui risquait, même de loin, d’en causer. C’était un régime difficile, mais j’y adhérai avec fanatisme. Passé la trentaine, j’avais transformé avec succès ma vie en une chambre silencieuse et proprette absolument exempte d’événements.
La nouvelle de la mort de Fiona fit voler en éclats mon petit monde soigneusement construit. Suite à cela, je me surpris à regretter, ce qui ne me ressemblait pas, de n’avoir pas développé le genre de réseau interpersonnel sur lequel on est censé se reposer dans de telles circonstances. Cette distraction seule aurait été une bénédiction. Le fait est que j’avais plein de temps pour affronter le piège que je m’étais construit. Au départ, je vis une grossière incohérence dans le fait que la mort d’une personne que j’avais perdue de vue depuis si longtemps m’ébranle aussi profondément. Je n’avais pas compris que même les liens les plus négligés peuvent perdurer au fil des ans comme quelque chose de latent dans le sang. De fait, j’étais incapable de prédire la vague de productivité dans laquelle ces liens, une fois réactivés, me jetteraient.
J’ai écrit La Maison des Épreuves au cours de l’été 2006, essentiellement au petit matin avant d’aller travailler. Ce fut une expérience horrible. Du moment où je me lançai dans ce projet, je fus la proie d’une urgence sombre et inébranlable qui me réveillait à quatre heures du matin, malgré le manque de sommeil, et me collait à ma table de travail. Il serait juste de dire que j’ai écrit ce livre dans une sorte de fièvre intermittente : pendant deux heures tous les matins je m’immergeais dans les subtilités du suicide de Fiona, puis restais hébété le reste de la journée. Sauf en ce qui concerne l’écriture elle-même, dont j’ai gardé un souvenir très vif, je ne me souviens presque pas de cet été.
Je suis bien sûr incapable de savoir si oui ou non le produit fini aurait pu accomplir sa mission première, à savoir empêcher la mort de Fiona. Mon sentiment quant à ses chances de succès tend à varier selon mon humeur. Je suis toutefois assuré de sa justesse, de sa capacité à s’articuler avec les derniers moments de sa vie. La Maison des Épreuves est l’élément manquant de la nuit où Fiona s’est introduite dans l’école, et le fait que cet élément ait manqué alors ne diffère guère de l’absence d’un bien volé ou d’un vêtement dévoré par les mites. J’imagine le manuscrit posé proprement sur un bureau éclairé, une poignée de crayons taillés à ses côtés. J’imagine Fiona le remarquer au cours de ses errances, et s’avancer prudemment dans la lumière, consciente d’un rebondissement dans l’histoire.
Elle aurait compris dès les toutes premières pages que ce test n’était pas l’œuvre d’un médecin ou d’un parent, ni même, fondamentalement, d’un ami. Et la froideur du test l’aurait amplement soulagée. Je savais d’emblée que les chances de succès du test résideraient dans son refus, tout d’abord, de l’attirer à nouveau dans un monde qu’elle méprisait, et, ensuite, d’utiliser la culpabilité comme une camisole. Mon seul espoir était de créer une résonance, de reproduire à la fois en moi et dans le texte la fréquence particulière de désarroi qui la poussait vers le suicide. Je ne sais pas trop ce qu’aurait pu signifier pour elle le fait d’éprouver une telle résonance. Mais tant qu’elle comprenait qu’elle avait été vue, et par conséquent accompagnée, dans ce moment, le pire qui fut, j’aurais pu vivre avec sa décision.
Quant à moi, chaque année depuis son suicide a été pire que la précédente. À ce stade, la vie que je mène est, quel que soit son sens, à la fois toute petite et de très peu de valeur. La Maison des Épreuves a joué un rôle central dans ce processus de désintégration, suite à l’écœurement que j’ai ressenti devant ce paradoxe : la mort de Fiona m’avait donné à la fois la force et les moyens de la sauver. Mais en vérité, ce sentiment écœurant est également ma plus grande consolation, car il sous-entend que ce n’est pas pour moi que j’ai écrit La Maison des Épreuves. Pendant tout le travail de composition, je craignais constamment qu’un motif caché et égoïste vienne contaminer l’œuvre, que je ne l’achèverais que pour découvrir que son véritable but consistait à améliorer mon état. Mes haillons, mes tremblements et cette petite chambre fétide sont là pour attester que, au final, dans cette entreprise solitaire, ma dévotion a été sans faille.
Je crois que Fiona était profondément unique et que les petits aspects farouches de sa personnalité ne se reverront jamais chez quelqu’un d’autre. Je soupçonne également que La Maison des Épreuves n’aura aucun ou peu d’effet thérapeutique sur toute personne autre que sa destinataire. Mais le fait que je puisse me tromper dans les deux cas m’a coûté de nombreuses heures de sommeil et, au final, j’estime qu’un peu de quiétude spirituelle vaut bien cette atteinte à ma vie privée. De là ma décision de publier La Maison des Épreuves.
Vous avez peut-être pensé, en lisant cette introduction, à une personne de votre entourage en laquelle vous voyez une Fiona. Cette personne peut être une amie ou une parente ou, pire, l’être aimé. La première chose que vous devez comprendre, si vous voulez avoir une chance de la sauver, c’est qu’elle est beaucoup plus fragile qu’elle ne semble l’être. Les étoiles filantes rejettent notre sollicitude autant qu’elles provoquent notre admiration. C’est pour cette raison que tant d’elles meurent sur le devant de la scène, fauchées à leur zénith, seules et au vu de tous. Votre Fiona ne fera pas exception sauf si vous vous consacrez entièrement à elle. Cherchez attentivement chez elle des signes d’anhédonie rampante et d’adieux codés et elliptiques. S’il devient nécessaire de lui administrer La Maison des Épreuves, faites-le sans vous excuser et sans attendre de remerciements. Les larmes de protestation qu’elle versera vous briseront peut-être le cœur, mais réfléchissez à l’alternative. Elle risque de tout perdre, et il en va donc de même pour vous.