Quelque part, un groupe d’hommes regarde l’immense nuage orange se déplacer. Le vent le pousse vers le nord.
Pour un spectacle, c’est un spectacle, disent-ils, les mains sur les hanches.
On ne sait pas si c’est un nuage toxique, ou la lave d’un volcan céleste et contrarié, on ne sait pas si ce sont les bras d’un animal géant et invisible ou une forme de vie extraterrestre.
Ou juste le soleil qui bave parce que les hommes, ceux qui ont les mains sur les hanches, ont exigé de leurs ouvriers la découpe de sa nuque à la scie mécanique.
On ne sait pas.
Il ne reste que des ombres. Dégoulinantes. Et il pleut des cendres.
La fumée passe sous les portes des appartements calfeutrés. Des voix hurlent et gémissent, mais on ne sait pas si elles proviennent de l’intérieur ou de l’extérieur du nuage. Des odeurs de soufre dans l’air. Une panique sourde et irrespirable se propage dans toutes les artères de la ville, qui envoient leur sang partout. Et lentement, la masse rougeâtre flotte et change la couleur du ciel.
C’est le fantôme éternel des arbres calcinés.
Pas besoin de beaucoup d’imagination pour raconter des histoires pareilles. Suffit de regarder dehors. Ouvre la fenêtre. Et ce qui est dingue, c’est que tout peut recommencer d’une minute à l’autre, de pire en pire.
D’une vue panoramique sur la ligne des gratte-ciel, deux mecs se parlent, serviettes sur les genoux, allongés sur des transats, ils toussent dans l’atmosphère âcre, lunettes de soleil sur le nez. Sur le ton de la blague, l’un souffle et s’accompagne d’un geste artistique, effectué avec ses doigts. Il dit :
— Voilà, bon, on en est où là ?
— Ché pas, pfff, on n’y voit rien, on n’y voit rien du tout, on fait quoi là ?
— Ouais, ouais, regarde ce corps qui sue : moi je bronze et je fonds !
Ouais, moi je bronze et je fonds.
Ils répètent en chœur.
Rires gras. Puis l’un agite son téléphone-écran et parle de l’histoire du chien humanoïde qui prend son thé dans sa petite maison. Le chien touille avec sa cuillère. C’est un chien aux formes arrondies, un chien mignon, il a mis du sucre roux, ce sucre dont chaque grain pleure, assommé, c’est le poids de l’Histoire. Le chien aux yeux ronds, il en a bien conscience, mais il apprécie de rester seul chez lui, tranquille, bien qu’il sache qu’à l’extérieur, tout brûle déjà, et voilà, maintenant, c’est sa maison qui brûle, elle aussi, tout va si vite, c’est ça, ce monde, il va à toute vitesse, il se dissout à toute vitesse.
À partir d’une certaine température, tout s’enflamme invariablement. Et les arbres, autour, c’est de la paille, et la pauvre petite maison, c’est de la paille, les flammes cartoonesques l’entourent. Il fait chaud, mais le chien reste assis, son œil frise et d’un air stoïque il lance au lecteur que tout va bien. Tout va bien.
Rires gras encore.
D’ici, les hommes en costume, mains sur les hanches, ne voient pas les plagistes. Étage 37. Sur leur bureau, un rapport de scientifiques. Plan cinéma : le cachet de la lettre est déchiré. Il contient une suite de graphiques et de conclusions effrayantes comme aux informations télévisuelles.
Les scientifiques sont des allumés, alors ils font des blagues sur le fait que l’humanité va avoir chaud au cul. Ils font aussi des blagues sur le fait qu’un jour, si la planète ne marche plus, ils lui mettront des coups de pied dedans comme dans un vieil ordinateur, insultes comprises, pour la réveiller, la ramener à la raison.
Ça marcherait. Ce serait une gestion efficace du désastre, pensent-ils, car la Terre est une grosse machine pleine de connectiques, une horloge très complexe. Et certains morceaux tombent, au fur et à mesure, en panne, par terre, remuant la poussière. Cela provoque des fuites.
Comme le nuage orange.
Comme les pluies diluviennes qui ne s’enfoncent plus dans le sol.
Chaque chose, du plus petit au plus grand, est devenue fragile. C’est le chaos. Et ce fourmillement de vies rend les choses inaudibles. Toute chose et toute vie pleurent leur perte. Mais ces vies, alors, ne manquent pas, débordent de partout, enfin, pour une fois, justement.
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C’est le nom du fichier.
Et particule après particule, octet après octet, le nuage orange s’étire. C’est une masse informe qui s’étend sur des kilomètres juste au-dessus de nos têtes.
chapitre 2
frontière et ravins
près d’R d’Éden
La voiture glisse de virage en virage.
Brutusse-Abarr s’est endormie. La couverture bleue est tombée de ses genoux. Elle se recroqueville. Par terre, des livres se mélangent aux emballages d’un paquet de gâteaux industriels. D’abord du plastique, puis du carton imprimé, et enfin des miettes.
Elle rêve et là son cerveau s’inspire d’histoires que lui racontait Brutusse-Prestige quand elle était plus petite. Verbe à l’imparfait. Maintenant elle ne les raconte plus comme ça, mais, de temps en temps, elles en discutent. Ces histoires ressemblent à des contes qui n’auraient jamais été consignés, continuant de se transformer à force d’être transmises, survivant jusque-là. Le plus souvent, Brutusse-Prestige les raconte sous le toit de la Sterckeman.
La Sterckeman, c’est le nom de la caravane. Elles la tractaient en suivant les départementales, faisant des aires de repos gravillonnées des oasis foireuses pour une nuit ou deux. Et Brutusse-Abarr n’arrivait pas à dormir.
À un moment, la caravane n’a plus bougé.
Dans l’histoire, il y a un homme, c’est un solitaire. On ne sait pas pourquoi. Gros Bonhomme. C’est comme ça qu’elle l’appelle. Il dispose d’outils sommaires. Il vit dans une cabane isolée. La lumière y entre péniblement. Parfois un chien l’accompagne. La description n’est pas plus précise que ça, on peut décider du reste. Brutusse-Prestige l’a décliné dans plusieurs aventures qu’elle semble avoir inventée, improvisée même, pour agrandir le peuple qui sommeille dans le noir.
L’homme vit donc au fond de la forêt dans une cahute fragile faite de planches alignées les unes à côté des autres. Sa vie c’est marcher sur les feuilles mortes qui pourrissent, arracher les champignons et racines comestibles du sol, ramasser les baies des arbustes, suivre la trajectoire du vol des oiseaux, se réchauffer et se transformer en pierre quand les basses températures couvrent la forêt pendant plusieurs semaines.
C’est la base à partir de laquelle l’intrigue peut se poursuivre.
Et donc, un soir, n’importe lequel, le chien aboie.
Au bout de trois ou quatre hurlements, il se fait abattre d’un coup de fusil par une ombre. Le chien ne bouge plus. Le bruit fend le silence en deux. L’homme se réveille. Il ne ressent pas d’émotions très complexes, il a juste très peur. Il va mourir. S’il ne fait rien, il va mourir. Il met ses chaussures, prend son manteau et s’enfuit par la fenêtre. C’est par là, disent-ils. On ne voit pas qui le poursuit. Il court. Gros Bonhomme connaît les bois par cœur, le moindre rocher, la moindre inclinaison de la pente. Et les hommes le chassent. La vie et l’angoisse qu’il porte encore se concentrent là, dans ces secondes livrées à la nuit presque noire. L’un des chasseurs s’immobilise et met le fusil à son épaule, la proie en joug. Une balle fuse, puis une autre. Il rate sa cible. Les pas de Gros Bonhomme s’étouffent contre le sol mou et les respirations saccadées.
Comme sous le plafond de la caravane, la pluie cogne contre la carrosserie. Brutusse-Abarr remarque que la voiture est arrêtée et que le contact est coupé. Brutusse-Prestige est penchée sur le volant, les yeux collés au pare-brise.
— Pourquoi on est arrêté ? demande Brutusse-Abarr, un peu étourdie, yeux collés et bouche pâteuse.
— Il y a des gens dans les arbres, répond Brutusse-Prestige en les cherchant du regard.
Elle pense qu’ils viennent de passer la frontière. Elle ouvre la portière.
— Je reviens tout de suite.
chapitre 3
un panneau
indique R d’Éden
Devant l’entrée de la propriété, un panneau indique en lettres attachées R d’Éden.
R d’Éden est une grande propriété où vivent ensemble des personnes un peu perdues. Les séjours peuvent se compter en jours ou en années.
Par exemple, on peut y réparer une cabane délabrée pour s’y faire une chambre ou y garer une caravane qui, avec le temps, perchée sur ses vérins, s’enfonce de plus en plus dans la terre.
R d’Éden permet d’échapper à la pression entêtante des administrations ou de s’inventer une vie nouvelle.
D’autres personnes passent. Il y a de la place, mais il ne faut pas être exigeant·e·s en termes de confort.
C’est à peu près tout.
Pour trouver R d’Éden, on doit longer la Nationale 94 et bien ouvrir les yeux à partir de la borne du kilomètre 62 : c’est là que, mètre après mètre, une succession de flèches dessinées sur le bitume indique la direction du lieu. Une fois près du but, une dernière grosse flèche fluo taguée sur le sol mène à une route plutôt étroite qui descend vers le lac. Faite de cailloux et de tuiles cassées, elle est à emprunter sur près d’un demi-kilomètre.
R d’Éden est un mauvais jeu de mots, un plagiat tiré d’un souvenir grisant du propriétaire. Le lieu initial s’appelait L’Aire d’Éden. C’était une aire de repos, havre de paix pour véhicules, au milieu des noyers, des noisetiers, des chênes dont les feuilles jaunissent, et entouré de ces pierres plates, entassées les unes sur les autres pour borner les anciennes parcelles.
De mémoire, le propriétaire s’arrête pour la pause déjeuner.
Le repas est copieux et le coup de cœur est immédiat : il décide d’y séjourner toute une semaine, rallongeant de jour en jour sa note pour renouer avec l’inspiration artistique de ces jeunes années. Il est aidé dans sa quête par les plats chauds du buffet et la compagnie des piliers de bar du périmètre, vin blanc à 9h30, dont il se voit conseiller des balades digestives et des théories fragiles sur la géopolitique du moment. Quelques touristes sympathiques qui cherchent leur chemin se perdent là et y restent. Ainsi, jusque tard dans la nuit, il remplit son sac de rêves, jamais repus, et d’innocence.
Des années plus tard, lorsqu’il s’agit de baptiser sa propriété, c’est ce souvenir qui lui vient à l’esprit.
Le nom qu’il choisit est donc R d’Éden, avec juste un R comme racines.
C’est plus facile à écrire et c’est drôle, pense-t-il.
Le propriétaire invisible s’appelle Brutus-Chien-sous-la-lune, abrégé en Brutus-Chien par les vieilles connaissances et ses proches.
Il vieillit. Et l’histoire du nom de baptême s’étiole, perd de son vernis, de sa superbe. C’est le temps qui passe.
Des années plus tard, une autoroute est construite, parallèle à la route passante au bord de laquelle L’Aire d’Éden était posée depuis des années.
L’Aire d’Éden, la vraie, s’est dépeuplée, jusqu’à l’abandon des murs.