La nuit vient et Rita et l’homme n’ont toujours pas décidé qui des deux mangera la dernière pêche au sirop. C’est une décision importante, non seulement car c’est la dernière, mais aussi parce qu’ils ont également convenu qu’une fois la boîte terminée ils se laisseraient mourir de faim.
Rita fait danser la pêche avec la pointe d’une fourchette.
– Tu vas la manger ou pas ? demande-t-il.
– Je ne sais pas. On ne devrait pas la tirer au sort ?
– Qu’importe qui la mange. Ce n’est que symbolique.
Il pose une main sur la boîte et lui demande de le regarder dans les yeux. Rita lève la tête. Ce n’est pas le genre d’homme qu’elle aurait choisi, dans d’autres circonstances. Ce visage maculé par l’acné, si peu net, une peau en relief qui lui rappelle les grumeaux qui se présentaient parfois dans le mélange d’œuf et de farine des gâteaux. Mais son corps est fort, et cela plaît à Rita. Les épaules, en particulier. Bien larges.
– Tu regrettes ? demande-t-il.
Rita ne répond pas.
– On a fait un pacte, recommence-t-il à dire. Et les pactes, il faut les respecter.
– Je sais, dit Rita.
– Qu’est-ce que tu sais ?
– Ce qui se passe ensuite.
– Ensuite, il ne se passe rien du tout. Ensuite, on meurt.
– Mais lentement, dit Rita.
Dans la cuisine, la seule lumière vient d’une bougie sur le point de s’éteindre. Ils ont bouché les fenêtres avec des cartons pour qu’on ne puisse pas les voir du dehors, au cas où, dehors, il y aurait quelqu’un pour les voir. Rita se félicite de ne pas avoir vue sur la vallée. Sur la solitude et les bûchers toujours actifs, là-bas dans les montagnes où se trouvent les villages qu’ils ont traversés avant d’arriver dans la maison, et les cendres des feux que le vent déplace et entraîne, qui rendent encore plus obscure la lumière cuivrée du crépuscule.
– Combien de temps met une personne à mourir de faim ? demande Rita.
– Ça dépend du poids. Mais approximativement, soixante ou soixante-dix jours.
– Comment peux-tu en être aussi sûr ?
– Je l’ai lu, une fois.
– Et ça fait mal, de mourir de faim ?
– À un moment donné, ça arrête de faire mal, répond-il.
– Quand ?
Il pousse la boîte vers elle.
– Quand tu meurs. Et maintenant, mange-la.
Rita plante la pointe de la fourchette dans la chair de la pêche et la porte à sa bouche.
Cette nuit, après avoir jeté la boîte vide dans la poubelle où s’entassent d’autres boîtes et des briques de lait écrasées, ils se couchent ensemble dans le lit qu’ils ont improvisé avec du papier journal sur le sol de la cuisine. Rita enlève son pull de laine. Elle frotte son corps contre son corps. C’est le moment de la journée qu’elle préfère. Où ils se rejoignent dans l’obscurité et où elle peut s’imaginer dans n’importe quel autre endroit du monde, vivant une autre sorte de vie.
Lorsqu’il termine à l’intérieur de Rita, l’homme se laisse tomber sur le dos et l’attire à lui.
– Je ne te l’ai jamais demandé. Où as-tu grandi ?
Rita n’a pas envie de lui raconter. Tous les deux, ils ne se donnent pas de détails sur leurs vies. Ils ont vécu ainsi tout ce temps et elle ne voit pas pourquoi cela devrait changer maintenant.
– En ville, dans un quartier proche de l’endroit où l’on s’est connus.
Elle n’a pas besoin d’inventer d’autres détails, car l’homme se met aussitôt à ronfler. Rita lui tourne le dos et permet qu’endormi il l’enlace et colle sa bouche contre sa nuque en lui respirant dessus. Elle s’endort en pensant que tout ceci n’est qu’une blague. Une sorte d’épreuve qu’ils se sont eux-mêmes imposée pour redonner de la valeur à la vie qu’ils vivent. Arriver au bout, au point de non-retour, pour retourner de la sorte au présent, vivifiés, et savoir apprécier leur solitude et la faim.
Ils s’étaient connus près du refuge, Rita était allongée dans l’herbe sale, entourée d’immondices, car les gens n’avaient plus honte de rien et faisaient leurs besoins n’importe où. L’épuisement et la faim étaient venus à bout de sa résistance dans la queue ; il s’approcha et lui donna un peu de ce qu’il mangeait. Le goût était horrible, mais Rita le dévora quand même, se léchant les doigts en terminant, comme si c’était le meilleur plat qu’elle eût goûté de sa vie. Ce n’est qu’une fois repue qu’elle remarqua l’homme. Il était difficile d’estimer son âge, vu l’état de saleté qu’il arborait, mais il devait avoir le même que le Gallois, ce qui suffit à décider Rita à se lever et à le suivre, à partager le trou où il vivait caché, à coucher avec lui et, plus tard, à planifier cet affreux voyage.
Pour rejoindre la maison, ils parcoururent plus de trois cents kilomètres juchés sur une mobylette achetée à quelqu’un de plus malin qu’eux deux. Quelqu’un qui n’avait pas mis au feu tous ses biens et avait gardé cette mobylette pour finir par la vendre à des malheureux, tels que Rita et l’homme, qui avaient cru qu’à la campagne ils seraient à l’abri du mal.
Ils firent le voyage en une seule journée, l’estomac vide, s’arrêtant de temps en temps pour faire le plein dans les rares stations-service dont les pompes fonctionnaient encore. Ils avaient échafaudé un plan. Tandis qu’il remplissait le réservoir, Rita s’occupait de la boutique de la station. Mais dans les boutiques, il n’y avait que des rayons vides, de la poussière et des bestioles les quatre pattes en l’air. Ils traversèrent des villages dont les habitants se massaient sur les trottoirs pour les voir passer. Rita se serrait contre son dos et regardait ces gens du coin de l’œil. Les visages inexpressifs et les bras ballants de chaque côté du corps dans un geste de renoncement, la courbe non désirée que formaient leurs cous en suivant par inertie l’avancée de la mobylette.
Ils ne dirent pas un mot de tout le voyage. Le cœur serré, ils étaient persuadés d’arriver à un endroit où les choses commenceraient à s’améliorer de manière visible. Où la terre recommencerait à ressembler à de la terre et les personnes redeviendraient des personnes. La zone protégée. La campagne, la chaleur et le vrombissement des abeilles sous le soleil.
Il lui avait parlé de la maison, des longs moments de bonheur dans le jardin, de ses parents qui, supposait-il, étaient toujours en vie, et qui les accueilleraient les bras ouverts. Rita préférait ne pas le contredire. Elle aussi avait grandi à la campagne, dans un endroit assez lointain, une île reléguée au sud des cartes. Mais elle ne parlait de cela à personne, car elle voulait garder tous les souvenirs pour elle, comme des capsules de cyanure sous la langue.
La campagne n’était pas un endroit idyllique. Le mal était arrivé partout. Mais de toute façon elle accepta de faire ce voyage avec l’homme. Tout était mieux que rester en ville.
Ils empruntèrent le chemin de gravier, et devant leurs yeux apparut la maison. Grande, laide, tordue sur un côté, prête à s’effondrer. Rita se sentit déçue. Ce n’était pas comme il le lui avait raconté. Pas non plus comme elle se l’était imaginé.
Ils entrèrent et parcoururent les pièces vides.
– Où était ta chambre ? demanda Rita.
Il désigna une porte fermée.
Rita s’y dirigea et ouvrit. Pas même un lit, pas même une table ni une armoire.
– Où sont toutes les affaires ?
Il se dirigea en silence vers la porte au fond du couloir qui donnait sur l’arrière.
Dans le jardin, ils trouvèrent le squelette d’une commode, des lambeaux de vêtements, deux appareils électroménagers fondus en un seul. Tout dissout dans les restes d’un feu indigent. Il dispersa les cendres du pied. En surgirent des boucles d’oreilles avec des perles, intactes. Rita eut peur que parmi les restes n’apparaissent également les os de leur propriétaire. Beaucoup de gens mettaient fin à leur agonie en se jetant dans les bûchers. Mais ils ne trouvèrent nuls restes des habitants de la maison.
Ils s’installèrent dans la cuisine. Ils décidèrent que c’était la partie la plus agréable de la maison, la moins froide, et puis ils auraient les provisions à portée de main. Ils avaient eu de la chance, de ce point de vue. Les étagères étaient pleines de boîtes de conserve et de bouteilles d’eau.
Il fit une estimation. S’ils les rationnaient intelligemment, elles pourraient leur durer six mois.
Rita regarda les boîtes minutieusement alignées dans les placards.
– Et ensuite, quoi ? demanda-t-elle.
– Ensuite, on verra, répondit-il.
Rita avait vu les photos des enfants dénutris : des estomacs gonflés et disproportionnément grands, comme pour mieux héberger l’énorme vide de leur intérieur, mais jamais elle n’aurait imaginé que la faim se ferait sentir ainsi.
La sensation de faim est venue nicher dans son estomac et ne semble pas avoir la moindre intention de prendre le large, bien au contraire : elle grandit lentement, comme un poussin à l’intérieur d’un œuf. Rita craint que le poussin ne lui naisse dans le ventre et qu’il ne se mette à la picorer jusqu’à la vider.
Elle a perdu le compte du nombre de jours passés depuis qu’ils ont arrêté de manger. Il lui a raconté qu’à partir du trentième jour, la dénutrition affecte tout le système et qu’on commence à ressentir une fatigue démesurée. C’est sans doute son cas, car il passe presque toute la journée allongé par terre. Néanmoins, elle se sent étrangement vivante. Si elle ne trouvait pas insultant de se montrer tellement affairée devant pareil déchet humain, elle enfilerait le tablier qui pend à un clou solitaire dans la cuisine et se mettrait à faire le ménage. Elle ouvrirait les fenêtres et laisserait entrer l’air. Elle courrait déchaussée dans toute la maison en balayant la poussière de la plante de ses pieds.
– Tu ne peux pas rester tranquille ? demande-t-il depuis les profondeurs de son lit en papier journal.
– Je ne peux pas rester tranquille.
– Viens ici.
Rita lui sourit, mais ne bouge pas.
Il a le visage et le cou couverts de plaies blanches.
– J’aimerais bien te ressembler, dit-elle.
– Je ne crois pas.
– Si, bien sûr que ça me plairait. Parce que, de l’extérieur, je suis pareille qu’avant, je n’ai remarqué aucun changement, et je ne sais pas quand ça va venir.
– Qu’est-ce qui doit venir ?
– Ce qui vient après la faim.
Lorsque les nausées commencent, Rita sait que ce n’est pas à cause de la dénutrition.
La douleur l’assaille à la première heure du jour. Elle a l’impression que mille lézards luttent pour sortir de sa gorge, tous en même temps.
En plus des nausées, il y a cette chose dans l’estomac, une chose nouvelle qui pour Rita a la forme d’un cercle au milieu de l’abdomen, là où devraient se trouver les intestins. Le cercle est parfait, soigné, et ne saigne pas. Il semble avoir été percé à la surface insensible d’une poupée. Au fond de ce trou, il y a un moteur qui lorsqu’il se met en marche a un énorme pouvoir de succion.
Rita sent qu’elle disparaît dans ce trou.
Dans un tiroir de la cuisine, il y a un couteau qui conserve encore son tranchant. Elle pourrait se tuer avec ça. Le Gallois lui a appris à se servir des armes et aussi des couteaux pour dépecer les lapins. D’abord, une entaille à la base du crâne, là où la tête se connecte au cou, un endroit qu’elle a appris à situer en s’aidant du simple contact de la lame aiguisée. Et presque aussitôt après, avant que ne refroidisse le corps du lapin, on fait une incision dans une patte et, en passant par la zone génitale, on rejoint l’autre. Ce qui suit est facile. La peau s’enlève comme un sac ou comme un prépuce, des pattes jusqu’à la tête. La sensation est tiède et soyeuse.
Rita sait où attaquer pour que la blessure soit fatale et la résolution rapide et propre. Mais à mesure que passent les jours, l’idée de se laisser mourir lui paraît stupide. À quel moment s’est-elle mise d’accord avec l’homme ? Combien faible et abattue elle a dû se sentir pour prendre une telle décision. La faim enferme l’esprit dans une chambre sourde où les commandements de la volonté ne parviennent pas. Cela, elle l’a déjà expérimenté. Comme lorsqu’elle est arrivée en ville et qu’au bout de peu de temps tout s’est écroulé. Elle marchait étourdie dans les rues, sans pouvoir croire ce qu’elle voyait.
Mais maintenant la tristesse commence à se dissiper. Elle ne veut plus mourir. Elle veut voir les étoiles tourner au-dessus de sa tête une fois de plus. De nombreuses fois de plus. Comme dans son village, là-bas, au sud, où toutes les nuits tombaient une pluie d’étoiles fugaces si fastueuse que le ciel s’illuminait et que l’on pouvait reconnaître les profils des nuages.
Qu’importe ce qui se passera à partir de là. Rita sait qu’elle va laisser tout cela derrière elle. L’homme, la mort et la faim.
Un matin, Rita trouve un cafard vivant.
Avant, on croyait qu’en cas de catastrophe les cafards seraient les dernières espèces à disparaître de la surface de la Terre. Maintenant, on sait qu’un cafard a besoin des mêmes conditions environnementales que n’importe quelle autre espèce pour survivre. Que sa survie se nourrit d’un équilibre strict et mystérieux. Le cafard est délicat. De sorte qu’un cafard vivant, dans de telles circonstances, après tant de mois, est quelque chose de si insolite que Rita passe un long moment à le regarder avec curiosité, avant de se ruer vers l’évier et de se mettre à vomir.
Lorsqu’elle tourne la tête en quête de quelque chose pour s’essuyer la bouche, elle tombe sur l’homme debout dans son dos, en train de regarder le vomi épais par-dessus son épaule. Rita se couvre le nez du dos de la main. L’odeur de son propre vomi mêlée à la puanteur que dégage le corps de l’homme se révèle insupportable. L’homme pue comme si on l’avait retourné. Le côté rouge dehors, la peau dans la partie interne, les viscères pendouillant comme des pis.
– Sale pute, lui dit-il. D’où t’as sorti la bouffe, sale pute ?
Rita se défend. De nulle part, lui dit-elle.
– T’as quelqu’un, là, dehors ? demande-t-il de nouveau, en lui jetant son haleine à la figure. Dis-moi comment tu fais, putain de traîtresse. Tu crois que je ne m’en suis pas rendu compte ? T’es plus grosse. Ton ventre a grossi.
– Ce n’est pas de ma faute.
Il se met à pleurnicher.
– Tu vas me laisser seul.
– Je ne peux rien y faire, dit Rita.
La faim continue. Mais Rita a appris à se nourrir de la faim.
Il parle à peine. Parfois, il murmure dans son sommeil. Rita le regarde se répandre depuis le coin opposé de la cuisine. Elle fait face, jour après jour, à sa décomposition, tandis qu’elle devient plus forte, plus ferme, sans avoir besoin d’aliments.
Maintenant, elle sort tous les après-midis. Elle se promène dans le terrain qui entoure la maison. Elle s’enfonce dans un petit bois fané. Elle permet aux branches sèches des arbres de lui frapper aimablement les épaules. Elle a un immense besoin de se dégourdir les jambes, tandis qu’au-dedans d’elle croissent les fibres de quelque chose qui n’est pas elle. On peut presque entendre les craquements de ces fibres lorsqu’elles poussent. C’est comme le bruit de l’avancée du lierre sur un mur.
Elle se demande comment était cet endroit dans le passé. Quand il était petit. Quel aspect avait la sombre dépression où se trouvent la maison et les collines obscures qui l’entourent avant que la vie ne recule vers ses bordures.
Parfois, au crépuscule, elle croit voir des animaux qui ressemblent à des lièvres en train de courir dans les récoltes desséchées qui s’étendent devant la maison. Elle sait que cela n’est pas possible. Mais, quoi qu’il en soit, ils sont là, des portées entières de lièvres, tels des rayons dorés, qui font chanter l’herbe en la frôlant de leurs corps véloces.
Les jours passent et l’homme lui manque. Elle ne peut dire avec certitude à quel moment il est mort. Peut-être ne l’est-il pas complètement. Peut-être quelque chose subsiste-t-il encore dans ce corps. Une sorte de vie souterraine, microscopique et silencieuse. Une vie semblable à celle des premiers organismes qui ont peuplé la terre. C’est pourquoi Rita ne l’enterre pas et parle avec lui, tandis qu’elle nettoie la maison.
Peu à peu, elle a pris possession des autres pièces du logement. Elle a trouvé un seau, des serpillières, de l’eau dans un puits et elle frotte toute la journée, sans se fatiguer, sans que lui importe la taille de son ventre. Chaque fois qu’elle entre dans la cuisine, elle lui lance un regard tendre.
– Je crois que ça approche, lui dit-elle, tandis qu’elle essore la serpillière dans l’évier.
Il lui répond au moyen des minimes réverbérations émises par son corps sec.
– Je ne suis pas d’accord, répond Rita. Ce sera plus tôt qu’on ne le pense.
Elle se réveille en entendant la pluie redoubler et ne prend qu’alors conscience de la douleur.
C’est une douleur qui va et qui vient, qui ne s’installe jamais nulle part. Qui coule sur les versants de son pelvis comme un liquide se fraie un passage aux quatre coins d’un moule. Heureusement, la douleur assourdit les réclamations de la faim.
Elle se traîne dans les escaliers depuis le premier étage où elle dort toutes les nuits et se dirige vers la cuisine en se tenant le ventre. Elle ne veut pas être seule. L’homme n’est guère plus qu’une tache dans un coin. Parler fait du bien. Parler déroute la douleur.
Passer la nuit entière à suer, en poussant. Par moments, elle croit perdre conscience, mais une douleur nouvelle la réveille, l’urgence nouvelle de soulager tant de pression venue se concentrer en un unique point.
Lorsqu’elle a fini, Rita tend les mains pour toucher. C’est une petite fille.
Peut-être ne survivra-t-elle pas. Pourvu qu’elle ne survive pas. Pourvu qu’elle survive.
Le bébé éclate en sanglots. Rita ne fait rien. Elle se contente d’attendre. Timidement, le petit amas se met à ramper sur son corps. De plus en plus décidé. Il monte, il monte, lui plantant ses petits genoux dans le ventre.
Les seins de Rita sont vides.
La petite passe à côté sans leur prêter attention.
Elle passe à côté en rampant, en rampant, en quête de quelque chose qui puisse combler la faim.