Comètes et perdrix
Ogre n°38
À la frontière
(De monsieur le curé de Biriatou, de José Susperregui,
alias Ttomo, alias del Campo. De la frontière.
Des laminak et de l’ombre de deux membres du réseau Comète.)
L’un porte des lunettes, l’autre aussi, elles sont trop grandes, elles tombent sur son nez, il les rajuste. Tous les deux sont vêtus de blousons bien chauds. D’abord, on est descendus jusqu’à la rivière ; Gérald, celui des lunettes de déguisement, voulait glisser tout droit sur les fesses, le curé l’en a empêché. Sorti de la nuit, l’air faisait des épaisseurs de lumière. Sur le mont des Perdrix, les couleurs explosaient ; nichés dans les taches de neige, les buissons rougissaient. La rivière faisait des bouillons, on avait froid aux mains, monsieur le curé a donné les gants. Gérald sautait à pieds joints, une deux, une deux, longeant la Bidassoa. Le franchisseur et monsieur le curé les emmènent sur une piste de contrebande et de résistance – c’est ce qu’a compris Robert. Les enfants n’ont pas beaucoup dormi.
Robert donne la main à son frère qui joue à suivre les traces de pas du grand franchisseur, mais le grand franchisseur prend de l’avance. Une foule d’oiseaux minuscules s’élève, frissonne, tournicote, disparaît. Robert intime le silence : le bruit de la soutane du curé va devant. Écoute ! La tête toute rouge du guide franchisseur de frontières, il se retourne alors, fait rire Gérald, le rire tourne mal. Devant, imperturbable, de dos, monsieur le curé agite la main, fait signe d’avancer. Une pause plus loin, quand on aura atteint ce bouquet qu’on voit briller. Va, dans les pas du franchisseur. Ce qui tombe, mi-neige, mi-pluie. Plus de rire du tout. Les maisons, là, déjà l’autre côté de la frontière. On ne pourrait pas passer à gué ? Il faut éviter les carabineros, explique le grand frère, qui a bien écouté. Il court dans les pas de celui à la figure rouge, il se retourne de temps en temps et jure quand Gérald tombe. Si je rate pas, je gagne. Monsieur le curé soulève sa robe. Gérald par terre est vexé comme tout, le franchisseur le prend par la main. On entend un bruit de montagne, des bêtes, on quitte un morceau de nuit et les sangliers qui attaquent de face. Robert grimpe sans un mot, souffle court. Essaie de rejoindre monsieur le curé, le vent contre lui, les lèvres sèches, il cherche sa respiration. La neige toute molle lui vient dans les yeux. Les bords de la soutane du curé de Biriatou sont mouillés, on souffle en cadence – va, va. Les pas sont assourdis dans la poudreuse. On s’enfonce jusqu’aux genoux, Robert est né en 1941, et Gérald l’année d’après. Robert s’arrête net et, derrière, le franchisseur crie qu’on doit faire une pause. Monsieur le curé se retourne, étonné. Gérald, à quatre pattes dans la neige, pleure à gros sanglots. Plus d’aventure qui tienne, les enfants ont froid, Robert pleure avec son frère – et beaucoup plus tard, racontant les expéditions, il dira, c’est qu’on ne faisait jamais d’exercice, les enfants pleurent dans la montagne, une soutane et un visage rouge se penchent sur les enfants qui pleurent dans la montagne, un par la main, un sur le dos, les enfants pleurent et les adultes parlementent et les enfants grognent puis les adultes grognent, Robert comprend que l’un est prêt à faire demi-tour, monsieur le curé rappelle le danger des enleveurs qui veulent les prendre au Christ, les donner aux tueurs de Christ, les ravir, les kidnapper pour peupler Sion et casser des cailloux. Monsieur le curé, inflexible, tire Robert par la main, qui n’a pas la force de résister. Tout est danger, montagne, neige, le franchisseur halète, le poids de l’enfant sur son dos. Robert pleure en continu, la main au gant mouillé dans celle du curé. Pleure en sourdine – le son de la montagne, sa musique secrète, son bercement. Monsieur le curé maugrée quelques syllabes indéchiffrables, ponctuant la mélodie du pleur de la montagne. Robert aperçoit à chaque pas, chaque fois, le gros bout de la grosse chaussure de marche sous la soutane, l’un, l’autre. Le pleur en continu et derrière, sur le dos du franchisseur qui crie halte, Gérald s’y met. Chœur de pleurs sur le Xoldokogaina, à partir de là, ça va descendre, on essuie les yeux de Gérald, les deux hommes ne parlent plus, le grand franchisseur maugrée comme ou contre le curé, on est le 12 février 1953.
Si je vous dis que, dans la descente, les deux adultes, le curé Ibarburu de Biriatou et le passeur Susperregui, n’ont pas desserré les dents. Que José ou Joseph Susperregui, alias Ttomo, alias del Campo, selon journaux et récits, a porté le plus jeune des enfants, d’abord sur son dos, puis sur ses épaules. Que le plus grand s’est coiffé du béret du curé de Biriatou, le déformant pour s’en couvrir les oreilles. Que tous les quatre se sont attablés plus tard, sur le coup de 11 heures, dans une venta du col d’Ibardin, autour d’un chocolat chaud. Qu’à tous les deux une dame a frotté vigoureusement les pieds avec une serviette humide bien chaude. Si je vous dis que, dans le petit matin, à Biriatou, non loin des joncs et de la rivière, quelqu’un les a vus passer. Que non loin du presbytère, un peu plus tard dans le matin, face au mont des Perdrix, quelqu’un les a entendus souffler. Vus, entendus ? Si je vous dis que, dans l’après-midi, les voici tous à Vera. Qu’il y en a un, au moins, qui bientôt parlera. Il ne le fera pas de son plein gré : Susperregui, alias (peut-être) del Campo, explique aux policiers, dix jours plus tard, avoir reçu vingt mille francs pour le passage des enfants et en avoir donné la moitié à un fermier de Vera pour qu’il prenne le relais. Il en a gros sur le cœur, mais on ne sait si c’est qu’il a trouvé l’aventure idiote et s’est agacé des bêtises pour lesquelles on le faisait ainsi risquer son réseau, si cette affaire de Christ et de tueurs de Christ ne l’intéresse pas, s’il n’y comprend rien, s’il juge le partage de l’argent non équitable, si les enfants l’ont épuisé, s’il a souffert, le petit sur le dos – et l’autre qui disait d’avancer. On n’est pas très sûr, à ce moment de l’histoire, ou de l’enquête, que ce Susperregui est del Campo, celui à propos duquel soixante ans après ronflent les rumeurs. Dont on dit qu’autour des années 1940 il dépouillait les gens qu’il faisait passer. Passeur ou trépasseur ? Ce qui est sûr, c’est que le nôtre, José ou Joseph Susperregui, dit Ttomo, dit, selon certaines sources, del Campo, aurait bien fait demi-tour, avant d’arriver tout en haut du Xoldo. Soudain, on a vu les oiseaux. Des vautours roux, a-t-il dit à Gérald dont la tête tournait et qu’il portait sur son dos. On a fait le tour du lac poissonneux. Le ciel était gris, effacé, l’eau reflétait quelque chose que personne ne voyait : du blanc immaculé. La descente a été moins compliquée, le petit s’endormait, pesant son poids d’enfant Jésus à arracher des griffes d’Hérode – histoire que le pauvre curé avait gobée. Mais lui, Ttomo, pourquoi avoir accepté le plus mauvais plan qui soit de toute l’histoire des passeurs ? Après avoir parlé aux policiers, il parlera dans les journaux à sensation, contre rémunération, donnera des versions différentes, non pas du trajet, celui-là, il le connaît par cœur, depuis le temps, grâce à Dieu – mais de tout le reste.
Une fois, Gérald avait des chaussures basses, de ville, seul Robert était équipé. L’autre fois, le contraire. Lui-même portait des bottes de caoutchouc. Il allait devant, quatre heures pour quatre kilomètres de montagne, à travers abrupts, ravins, bordures, écailles, il savait exactement où mettre les pieds, de décrochement en décrochement. Après lui allait l’aîné, celui aux chaussures de neige. Puis monsieur le curé. Puis le plus jeune des enfants. Dans cette version, il n’est pas sur le dos. On a profité des derniers moments d’obscurité pour avancer à découvert. Sans doute quelqu’un a vu, ou quelqu’un savait. Quelqu’un en tout cas a parlé, avant que Ttomo, del Campo ou pas, ne parle à son tour, pour ne plus s’arrêter. José, alias Ttomo, alias peut-être del Campo, passeur du 12 février, est domestique agricole depuis son jeune âge. Il ne sait lire ni écrire, et lors de ses divers interrogatoires ou récits, il est assisté d’un interprète en langue basque. Il connaît la montagne par cœur et les redoutes et les guérites des carabineros. Et les décrochements de terrain, les affaissements, les oiseaux du lac, les grues cendrées quand c’est le temps des grues cendrées. Les cormorans.
Départ Biriatou, église presbytère, altitude cent seize mètres. Longeant la Bidassoa puis montant au Xoldokogaina, quatre cent quatre-vingt-six mètres, grimpant, passant près du rocher des Perdrix, chemin ardu, peu fréquenté. On tourne quittant la rivière au niveau d’Ihiztoki. Tout droit vers le col d’Osin, trois cent soixante-deux mètres, bien visibles de loin, mais sentiers à l’abri. Puis le col des Poiriers. À droite celui des Joncs, puis Mandalé, cinq cent soixante-treize mètres, sur la frontière. De Mandalé vers Vera le chemin est facile, mais la maison des carabiniers est dans le coin, Ttomo le sait. Si vraiment tous les quatre, passeurs et passés, sont allés boire un chocolat chaud, c’est qu’à partir du col d’Osin ils ont piqué vers Ibardin, près du col de Batzarlekou qu’on peut traduire par « lieu de réunion ». La descente est facile du lieu de réunion, qui, comme ne le dit pas son nom, est désert, jusqu’à Vera. À noter, les toponymes qui signalent l’eau. Ihiztoki, jonchère, ou jonchée. Osin, pour le trou d’eau. Les joncs, en trouver sur les hauteurs, un col en porte le nom, au beau milieu des frênes. Ni le curé ni Ttomo le passeur ne sont géologues, mais ils savent qu’ils habitent et arpentent un pays de failles, et que l’eau s’efforce de refluer en surface. 12 février 1953. Les fougères osmondes forcent leurs pointes, sous la neige. Personne en ce jour de rapt et d’hiver, ni les gamins, l’un aux lunettes de vue, l’autre aux lunettes de déguisement, ni le curé Ibarburu ni le passeur Susperregui ne pensent aux personnages fées serpentant dans l’épais de l’eau vive, aux laminak des trous d’eau, osin, sous les ponts, d’entre les joncs des rives, qui enlèvent, parfois, les enfants à leurs mères, leurs pères et leurs pays. Des vautours roux, disait l’enfant devant le chocolat bouillant d’Ibardin,
les pieds nus dans les mains chaudes de la dame d’Ibardin. Des vautours roux, acquiesçait monsieur le curé, qui ajoutait qu’au-dessous, dans les eaux du lac du Xoldo, blancs à souhait comme les eaux l’étaient, tournaient de petits poissons aux noms de lutins : carpes et perches et chevesnes, brèmes, gardons et bouvières, et sofies et hotus, et les enfants, reposés maintenant, répétaient les noms, après monsieur le curé.
Les femmes laminak, sous terre, sous les ponts et au fond des rivières, dans les secrets, démêlent leurs longs cheveux blonds de leurs peignes aux dents d’or vif. Parfois, quand les humains s’approchent (enlevés ou égarés), s’ils n’ont pas fait preuve de la cupidité dont les humains sont coutumiers, il arrive que les laminak poilus, beaux et belles comme des saintes aux pieds crochus, leur offrent, avant de les laisser aller, l’or vif. Sous forme de bloc de charbon, charbon qui, sitôt qu’il vient au jour, après le chant du coq, révèle sa splendeur. Ou bien c’est le contraire : les laminak, belles dames ou enfants joueurs, dérobent l’or des humains.
Le prêtre Eyherabide, Domingo de son prénom, est décédé en 2016 dans la maison de retraite Arditeya, à Cambo. Il avait quatre-vingt-seize ans et la mémoire des faits. Il était économe au collège Saint-Louis-de-Gonzague, à Bayonne, rue d’Espagne. Comptable, surveillant, et parfois enseignant, Domingo Eyherabide était originaire de ce tronçon de pays qui aime les surnoms, le sien n’allait pas chercher bien loin : le nom de famille, le vrai, pas celui qu’on leur a donné quand on a organisé leur fuite ou leur rapt, le nom de famille des deux enfants qu’on a vus tout à l’heure dans la montagne.
José ou Ttomo Susperregui, dont les journaux nationaux firent, imprudemment, un del Campo, était né près de la Bidassoa, il connaissait donc châtaigniers, joncs, poiriers et glissements de terrain à partir de Biriatou ; le del Campo de la guerre, celui qui faisait ronfler les rumeurs, officiait plus bas, après Ostabat. Que viendrait-il faire en 1953 du côté de Biriatou ? Chacun sa route, ses carabiniers, ses redoutes, ses guérites et ses bruyères, ses oiseaux siffleurs et ses ânes, quand il y avait des ânes.
Notre passeur d’enfants qui fit équipe avec monsieur le curé, le Susperregui de surnom controversé, passait par la rivière, la longeait sur quelques kilomètres, jusqu’ici, à Biriatou, ici où, dix ans auparavant, on avait trouvé les corps, 24 décembre 1943, du comte Antoine d’Ursel, dit Jacques Cartier, et de James F. Burch ; les deux membres du réseau Comète s’étaient noyés dans la Bidassoa alors qu’ils tentaient de la franchir. Brûlés en France, ils passaient en Espagne avant de gagner l’Angleterre, sans doute ce jour-là leur manqua-t-il quelqu’un pour les faire passer, les engager à s’éloigner pour mieux arriver, leur manqua-t-il quelqu’un pour les pousser du côté du rocher des Perdrix et du lac du Xoldo aux poissons blancs. Ce 24 décembre, les corps gisaient hors de l’eau, noyés, côté occupé de la Bidassoa, la suite appartient au légendaire villageois, les Allemands exposèrent les corps en représailles et à Biriatou la nuit vint, unanime, cortège de laminak qui auraient échangé l’or contre des roses, couvrir les corps de fleurs. Furieux, les Allemands firent disparaître les corps. On ne les retrouva jamais.
Ttomo, alias quelques fois del Campo, le voici donc, en février 1953, en compagnie de monsieur le curé de Biriatou et des deux gamins qu’on cherche dans la France entière, en Israël, jusqu’en Nouvelle-Zélande.
Quant au del Campo attitré, celui de la rumeur, l’intervention de prêtres amis et de famille lui avait valu, dit-on, l’impunité, après ce qu’il fit, s’il le fit. Le silence comme un mur de montagne, un col sans joncs, sans poiriers ni châtaignes ni osmondes. Le silence, l’autre côté des mille légendes. Personne ne sait. Pourtant. Sauf que. Il est vrai. Un jour. Quelqu’un dit que quelqu’un, dont par hasard les oreilles traînaient du côté de Larceveau, en pays d’Oztibarre, à Arros, quelqu’un entendit à Arros que certains disaient que la rumeur courait. Il était question de 1941 et des montagnes de Basse-Navarre. On avait retrouvé le cadavre d’un réfugié mais jamais sa valise, supposée remplie d’or et de bijoux. L’histoire n’accusait pas les laminak, friands de richesses pourtant et coutumiers de l’or. Elle soupçonnait un del Campo. À qui amis et parents prêtres évitèrent tout châtiment. Qui, autour de 1941, devait fuir Allemands et régime de Vichy, seul et valise à la main ? Le del Campo attitré, celui de la guerre, de la rumeur et de la Basse-Navarre, ne soupçonnait-il pas, suivant les idées qui couraient, que le réfugié était riche comme un Crésus ou un Rothschild ?